Le sous-terrain des oubliés. [PV]

- Si le dépassement des objectifs implique une perte de contrôle, alors c'est un échec. Un homme qui œuvre dans l'illégalité ne peut se permettre ce genre d'erreurs, avait-il répondu avant de prendre place sur la moto d'Orsso.

Le point de vue du jeune homme se défendait, mais le fond du problème ne reposait pas sur la réussite scientifique. Son père avait su tenir ses expériences dans le plus grand des secrets suffisamment longtemps pour ne pas avoir la légèreté de laisser un monstre courir en liberté. Le puma avait des objectifs clairs, qui étaient de ne laisser personne approcher de cette zone. Et, comme les imprudents n'avaient aucune chance de survivre à sa charge, il n'y avait pas de traces, pas de témoignages. Au mieux, il était possible de signaler l'attaque d'un fauve. Ce n'était pas suffisant pour ouvrir une enquête criminelle.
Orsso disait ignorer à peu près tout de ce qui se passait dans le sous-terrain où il le menait. Cette part d'incertitude le rassurait très peu. Oh, il n'avait pas peur, mais les expéditions à l'aveugle impliquaient l'improvisation... Tout miser sur le présent était le meilleur moyen de perdre stupidement une partie. Mais, cette fois, il devrait s'y résoudre, il le savait depuis qu'il avait pris cette route vers les Rocheuses. Que laissait-il derrière lui ? De l'argent... Pas grand chose, pour ainsi dire.
Le paysage désertique défilait sous le vrombissement du moteur. Son compagnon essaya de dominer le bruit pour l'interroger au sujet du « gardien » qu'ils avaient dû affronter. Qui protégeait-il ? Lilian hésitait à répondre franchement à cette question. Quelques secondes passèrent. Il opta pour l'information la plus vague possible en attendant la fin du trajet.

- Un mutant qui n'a jamais laissé qu'un souvenir fragmenté dans les mémoires de ceux qu'il a rencontré durant ces vingt-quatre dernières années.

La route se poursuivit dans le plus parfait silence. Ce ne fut qu'une fois le moteur coupé qu'il reprit en posant pieds à terre.

- Il y a vingt-trois ans, un homme connut pour son génie scientifique et sa fortune a trouvé la mort en Angleterre à la suite d'un accident quelque peu obscure..., commença-t-il d'une fois pensive. L'histoire aurait pu s'arrêter là s'il n'avait pas curieusement disparu des mémoires de tous ceux qui l'ont connu. Il reste, en réalité, très peu de preuves de son existence. Mais j'ai pu retracer son parcours ces dernières années grâce au témoignage de mutants sur lesquels son pouvoir n'a fonctionné qu'à moitié... Car nous avons bien entendu affaire à un autre mutant. Quand à savoir ce qu'il cherche à protéger... Je suppose que ses recherches sont assez illégales et susceptibles d'attiser les convoitises pour justifier la disparition complète d'un homme qui ne s'intéresse qu'à la satisfaction d'aspirations personnelles... Où devons-nous aller ?

Il se tourna vers les montagnes et attendit de se faire guider

C'était un paysage sinistre. Taillis et ronces se découpaient dans les ténèbres naissantes des montagnes. Un halo de brume les enveloppaient. On n'entendait plus que le vent et Lilian se rappela, un court instant, les souvenirs qui le liaient au monde naturel. Ils le ramenaient à son enfance errante dans le Lancashire, au plus profond des forêts où il avait l'habitude de se perdre lorsque les murs du manoir l'oppressaient. Il n'avait plus goûté à cette sorte de solitude depuis son départ à l'université. Aux Etats-Unis, il était le citadin le plus cliché qui fût, le genre d'homme qui ne sortait jamais sans ses plus belles toilettes et se damnerait pour garder parfaite sa manucure.

Loin du monde de béton, il reprenait pourtant les vieux réflexes. Il suivit Orsso à travers les bosquets dressés d'épines sans se plaindre. Les herbes folles s'accrochaient à leurs vêtements comme si la végétation, à l'instar du puma, cherchait à les dévorer. Rien n'était fait pour faciliter leur progression, et Lilian dut utiliser son pouvoir à plusieurs reprises pour repousser les ronces qui menaçaient de lui entailler le visage. Son compagnon se repérait, semblait-il, à un signe tracé sur des troncs d'arbre... 5 griffes parfaitement parallèles. Etait-ce donc un dessin intentionnel ? Il n'était pas des plus discrets. Le jeune homme songea qu'il aurait mieux valu imiter le coup de patte d'un animal. Les fourrés s'aiguisaient à mesure qu'ils approchaient. Il devenait très clair que le sol sur lequel ils marchaient avait bénéficié d'un engrais très particulier. Peu d'humains s'y aventureraient. Certaines plantes ressemblaient à des pieux fichés dans le sol, un seul mauvais pas, et le corps était transpercé.

Au bout d'une dizaine de minutes, Orsso s'arrêta. Il y avait du métal derrière la végétation intriquée qu'il fixait, une porte rouillée, pour être plus exact. Le travail était imposant, et, cependant, l'entrée ne semblait plus entretenue depuis une dizaine d'années... Le canadien nota avec une pointe d'ironie la présence d'un paillasson, mais Lilian n'esquissa pas le moindre sourire. Son esprit était ailleurs, derrière les mystères que renfermait la caverne... Il écouta avec attention les observations de son compagnon, et les approuva d'un signe de tête. Il serait impossible, et même inconscient, de forcer une porte aussi épaisse que celle-ci.

Ils contournèrent donc les caméras de surveillance et arrivèrent au bord d'une sorte de bouche d’égout devant laquelle ils se mirent à plat ventre. Des relents de chair en décomposition s'élevaient à la surface. C'était une odeur de catacombes, à croire qu'ils allaient pénétrer dans la cour des miracles... A en croire Orsso, cette idée était proche de la réalité... Que faire ? Plusieurs options se dessinaient et s'annulaient dans sa tête, et son compagnon les oralisa avec ses propres mots. Le premier plan était trop risqué, le second, peut-être plus sage, risquait de les affaiblir si d'autres ennemis arrivaient, ou, s'il perdait le contrôle de son pouvoir, de les forcer à s’entre-tuer. La dernière solution, plus recevable, présentait également trop de failles. Cependant, l'adolescent négligeait un point, la nature de ses pouvoir...

- Il y a une manière très simple de savoir si des hommes se terrent ou non à proximité de ce trou, souffla-t-il d'une voix tranquille. Mon pouvoir sent chaque battement de vie... Pour l'instant, je ne perçois que le tien, mais si je me concentre, j'arriverai peut-être à capter des présences plus lointaines...

Il ferma les yeux pour se focaliser sur toutes les pulsions de vie qu'il percevait. Ce n'était pas sans risques, évidemment, car l'appel du sang d'Orsso était fort... Mais il y avait un autre mouvement derrière, plus sourd, semblable au bourdonnement d'un essaim d'insects caché derrière un mur. Ils n'étaient pas seuls. Les veines de ses mains se gonflèrent à nouveau, et le sang commença à suppurer.

- Une dizaine, au moins, affirma-t-il en rouvrant les yeux. Je pense que nous pourrons éviter d'attirer l'attention avec un magnum pour ce qui est des ampoules... Garde tes munition, tu en auras sans doute besoin plus tard.

Un sourire s'arqua sur ses lèvres, signe que l'action s'amorçait. Il posa sa main près de l'égout et le sang se détacha de sa peau pour former une substance visqueuse qui rampa à l'intérieur du trou. Même sans yeux, Lilian pouvait sentir ce qui se passait à l'intérieur, il laissait l'étrange substance de sa mutation approcher les sources de chaleur. Une fois près des premières ampoules, le sang pénétra le verre et se liquéfia à l'intérieur. Ainsi, les premières sources de lumière vacillèrent puis disparurent.

- Notre entrée sera sécurisée, pour le reste, il faudra voir à l'intérieur, déclara-t-il quand la dernière source de lumière perceptible au-dessus du gouffre s'éteignit.

Il n'est pas difficile de comprendre ce qui pousse les mutants aux pouvoirs les plus effroyables vers le mal. Lilian le sentait à chaque fois qu'il révélait les siens. Personne ne l'observait jamais avec des yeux béats. Même les esprits les plus forts glissaient dans l'inquiétude ou le dégoût. Ce fut le cas d'Orsso lorsque le plasma rampa sous terre. S'y ferait-il un jour ? Il en doutait. Quelque chose de monstrueux vivait en lui. Ce sang était comme une extension de son propre corps... insensible, aveugle, et pourtant capable d'aller où son instinct le portait. Il faudrait désapprendre à être humain pour saisir la signification de ce phénomène. Mais il n'était pas prêt. Son confort tenait à sa capacité à se fondre dans la masse. Il se montrait tel qu'il souhaitait être, et ne supportait pas de se faire démasquer. Avec le canadien, son attitude était de plus en plus inhabituelle. Les barrières du paraître s'effritaient. Là où ils s'aventuraient, il était contraint de mettre son image en danger... Une image oui. Car sa survie dépendait - à son sens - de l'illusion qu'il donnait.

Alors que l'entrée était libre, Orsso gardait une certaine réserve. Auraient-ils, comme il venait de le suggérer, sauté une étape ? Lilian essaya de trouver une faille au plan... Il n'y en avait aucune pour l'instant. En revanche, la soif de sang l'étourdissait violemment. Le pourpre inondait ses doigts, il n'avait plus le temps d'attendre.
Sa mutation devança la raison. Il s'accrocha, à la suite de son compagnon sur des marches teintées de rouille. Tout était très silencieux. Les battements cardiaques de leurs adversaires se rapprochaient mais rien ne les avait encore trahis. Le flux circulait à un rythme régulier. Ils pouvaient les tuer sans prendre le risque d'attirer toute une colonie sur eux.

Malheureusement, Orsoo n'envisageait pas les choses de la même façon. Il voulait du bruit, une entrée en scène fracassante... Et, finalement, son doigt appuya sur la détente, l'escalier se déplia lourdement et les pouls des créatures de l'ombre s'agitèrent. L'imbécile... songea-t-il aussitôt. Ils n'avaient aucune idée du contingent qui se tenait peut-être derrière ce petit groupe isolé... De plus, il apparut très vite que les hommes et femmes du lieu n'avaient rien d'humains, et tout de mutants victimes d'expériences de laboratoire. S'ils étaient du même acabit que le puma, leurs deux pouvoirs combinés ne suffiraient pas à les vaincre. Cette plongée dans l'inconnu lui plaisait assez peu. Aucune situation ne devait échapper à ses calculs. En combat comme en affaires, Lilian montait sur le front le plus rarement possible, et encore ne le faisait-il que lorsque la victoire lui était assurée. Pourtant, il sentait grandir en lui une bouffée d'adrénaline étrangement grisante. Avancer sans réfléchir... Lilian ne l'avait encore jamais fait, mais, tout bien considéré, l'idée avait quelque chose d'amusant...

Si les balles du magnum avaient abattu quelques mutants, d'autres arrivaient à se reformer. Leurs regards étaient vides, durs, et froids. Ils avaient une conscience, mais elle était probablement très limitée, bornée aux souvenirs qu'on avait bien voulu leur laisser. Deux d’entre eux avançaient vers lui. Le premier, à la peau vaguement écaillée, eut la gorge tranchée par une lame de sang avant de pouvoir attaquer. Le second semblait quant à lui doté d’un gène d’invisibilité, talent inefficace lorsque le devait se mesurer à Lilian. Sa faim s’abattit tout naturellement sur l’adversaire qui l’approchait et un nuage de sang, suivit d’un cri, jaillit de la pénombre. Les forces lui revenaient enfin, avec une violence inhabituelle. En effet, sa vampirisation n’avait encore jamais retiré la vie à un homme en si peu de temps. Ce qu’il avait pressenti se confirmait, la régénération de ses globules rouges devenait de plus en plus rapide. La mort redonna au mutant sa forme initiale, il s’effondra, sec et flétri, sur le sol. Sentant un ennemi approcher derrière son dos, Lilian forma un grillage acéré avec une partie du stock de sang conservé sur lui et l’envoya sur sa troisième cible. Ce qu’il en reste ? Un amas de chair broyée. Si ces « expériences » pouvaient se régénérer, mieux valait ne prendre aucun risque et tester les limites de ce pouvoir. Chez le mutant dont il avait tranché la tête plus tôt cependant, la régénération s’avérait un peu plus problématique. Une seconde tête lui avait poussé et, pour ne rien arrangé, son corps avait grandi pour s’adapter à cette nouvelle morphologie. Considérant que toute atteinte physique était risquée face à un tel pouvoir, Lilian activa sa vampirisation… Or, cette fois, le sang ne vint pas, il était froid. Il se rapprocha donc d’Orsso et souffla :

- Je crois que je vais avoir du mal avec celui-là. J’ignore de quelle manière on l’a modifié, mais il y a quelque chose de très reptilien chez lui…

Malgré son aspect terrifiant, le mutant reptilien ne posa aucune difficulté à Orsso. Le canadien domina aisément le combat et, la peau brûlée de toutes part, les mains consumées, la tête à moitié arrachée, son adversaire s’effondra. Lilian avait suivi la scène d’un œil distrait. Il avait dû affronter une femme dont le corps semblait composé d’une substance liquide. Elle gisait à présent aux côtés de l’homme-lézard comme une outre dégonflée.

C’était un carnage comme il n’en avait encore jamais vu. Des corps déformés, broyés, tranchés, la chair calcinée, rien ne manquait au tableau. Ils avaient créé cette horreur. Ce pouvoir, dont il devinait le potentiel meurtrier depuis son adolescence, exprimait enfin toute sa voracité. La morale à laquelle il s’était tenu voulait qu’il en tire une profonde culpabilité. Pourtant, il ne détourna pas les yeux de la scène. Son cœur ne se souleva pas, ne se contracta pas, au contraire, il se sentait diablement bien. Sa peau, cadavérique à l’entrée du souterrain, arborait la teinte rosée, presque rouge, d’un nouveau né. Le blanc de ses yeux s’injectait de sang, et la substance pourpre s’étendait, sous ses vêtements, jusqu’à son cou. Face à lui, Orsso avait également une allure plus inquiétante. Il n’était plus question de former un duo de mutants capables de se fondre dans la foule, comme il le faisait avec Mélo. Ils se dressaient contre les leurs. La force brute de cette alliance était redoutable. Lilian sentait grandir en lui une confiance nouvelle. Il ne songeait plus au danger. La facilité avec laquelle ils venaient d’écraser leurs ennemis lui faisait croire qu’ils avaient une belle marge avant de rencontrer un adversaire assez puissant pour les mettre en déroute. Son compagnon ironisa d’ailleurs à ce sujet. Rien ne l’avait encore déstabilisé. Quel genre de vie menait-il en dehors de cette aventure ? Il semblait que les massacres faisaient partis de son quotidien. L’anglais nota aussi la désinvolture avec laquelle il lui avait attribué un surnom. Lili… Curieusement, le ridicule du patronyme ne l’agaçait pas. Il n’avait pas le temps de s’y attarder. Personne à l’exception de ses amis proches, ne s’amusait à l’appeler autrement que par son prénom. Il avait quitté son cercle habituel. Dans les rocheuses, dans un t-shirt blanc trop large, il ressemblait à n’importe qui. Le système des classes ne fonctionnait plus et il n’aurait su dire, dans l’immédiat, si cet état de fait lui plaisait. Que deviendrait la complicité qu’il était en train de nouer avec ce jeune homme lorsque la vie ordinaire reprendrait ses droits ? Mais… pourrait-elle seulement les reprendre ?

- Même si la situation ne s’y prête pas, je crois que je ne me suis jamais trouvé en si belle santé, répondit-il d’un air léger.

Ils avancèrent le long d’un couloir silencieux qui débouchait sur une salle vide. Un monte charge les invitait à descendre encore plus bas. Ce laboratoire était certainement très bien protégé. Selon toute vraisemblance, les pièges mis en œuvre quelques mètres plus bas n’auraient rien de comparable avec le ridicule contingent de mutants qu’ils venaient d’affronter. Lilian devança Orsso pour monter sur la plate-forme, qui, sous son aspect rouillé, était en réalité d’une technologie avancée. Une cabine de verre s’éleva autour d’eux et un système automatisé les fit descendre, passer dans un tunnel sombre qui était, visiblement un scanner, et atterrir dans une salle entièrement composée de miroirs, sans issues apparentes.

- Bonjour Monsieur D’Eyncourt, dit une voix artificielle qui fit reculer Lilian d’un pas. Application de la mesure 265, mise en place en cas de spécimen mutant non identifié.

Plusieurs miroirs s’ouvrirent alors pour révéler une armée de fusils à fléchettes. Tout s’enclencha très rapidement, et Lilian forma de justesse un voile de sang pour les en protéger. Le premier assaut échoua. Cependant, une autre mesure remplaça la première. Une silhouette encore indéterminée se découpa dans le reflet de chaque miroir. Quelque chose arrivait, et il était impossible de savoir si cette « chose » était un adversaire unique, qui pourrait surgir de tous côtés, ou, une meute complète de créatures, prêtes à les écraser.

- Il semble que cette partie là soit d’un niveau quelque peu plus élevé que celle qui nous a été proposée plus tôt…, lança-t-il à son compagnon sans laisser paraître la moindre trace d’inquiétude. Nous devons trouver un moyen de sortir d’ici au plus vite…

Cette voix… Ce nom… Malgré la rapidité avec laquelle le premier piège s’était enclenché, Lilian gardait une très forte impression des paroles de la machine. Elle l’avait identifié sous son nom de famille, et, visiblement, salué à la place de son père. Etrange sentiment que celui d’avoir, enfin, la certitude de marcher dans le pas de cet inconnu. Serait-il passé sans encombres si Orsso n’avait pas été là ? La logique des événements lui échappait une fois de plus. Les défenses étaient-elles si faciles à tromper ? Non, son père n’était pas un homme négligeant… Peut-être même qu’il avait prévue sa venue…
Cependant, un véritable colosse approchait et l’heure n’était pas encore aux énigmes. Leur nouvel adversaire était une combinaison de tous les mutants qu’ils avaient affrontés en chemin. Il était impressionnant et avait probablement assez de puissance dans les mains pour faire son sort à un être humain en une simple pichenette. Peu disposé à entamer un combat de gladiateurs, le jeune homme céda volontiers la place à son compagnon. Orsso maîtrisait parfaitement son pouvoir et ses talents au corps à corps n’étaient plus à prouver. Ils avaient abattu chaque obstacle un a un. Celui-ci n’était qu’une formalité dans l’esprit confiant du mutant aux mains rouges. L’ironie lui revint, comme un rempart aux révélations qui l’attendaient derrière les miroirs.

- Allons, allons, il paraît que l’assemblée donne le titan gagnant, mais j’aime le risque, mettez moi tout sur le plus petit, entonna-t-il tandis que le canadien se préparait à recevoir le premier coup de son adversaire.

Il suivit la rencontre avec l’intérêt très relatif d’un spectateur de catch vissé devant son écran de télévision. La scène le concernait de très loin. Il se mordilla tout au plus la lèvre lorsque Orsso manqua de se faire écraser par la montagne de muscles qu’il affrontait. Il ne fallait pas y voir un manque de compassion tout à fait cynique, bien au contraire, Lilian ne doutait pas un seul instant de la victoire du jeune homme. Et, cette observation détachée lui permettait d’en apprendre davantage. Il savait se battre, non comme un gaillard rompu aux joutes de rues, mais comme une personne habituée à des duels organisés sur un ring. Etait-ce du catch ? La réponse à cette question importait peu. Rafler les trophées rapportait gros et il n’était pas rare de voir des mutants peu scrupuleux jouer de leurs atouts pour terrasser des humains surentraînés… et ridiculement faibles face aux élus de la génétique. Maintenant qu’il y pensait, il ne lui était pas difficile d’imaginer Orsso dans ce rôle.

La température montait à nouveau, signe que le colosse opposait une forte résistance à la chaleur. Le canadien encaissait davantage de poings qu’il n’en donnait mais, un élément allait renverser toute la situation. Les seringues tombées à terre contenaient vraisemblablement un puissant tranquillisant. Alors qu’il était acculé contre une paroi, Orsso injecta le produit dans le cou du monstre et ses mouvements ralentirent presque instantanément. Il n’en fallut pas davantage au jeune homme pour revenir à la charge et carboniser le visage de l’autre mutant qui tomba KO. Néanmoins, Orsso semblait très éprouvé par ce combat. Il ne tiendrait pas éternellement face à des adversaires de plus en plus forts. Lilian se rapprocha en frappant doucement dans ses mains.

- Je savais bien que j’avais parié sur le bon numéro. Dis-moi, à combien es-tu coté sur une arène ? demanda-t-il en jetant des regards sur le géant à terres et les seringues éparpillées autour de lui. Il n’est pas mort, et j’ai l’impression qu’aucun de ces dispositifs n’a pour but réel de nous tuer… Peut-être de nous capturer pour jouer avec notre génétique… à la limite…

Les miroirs reflétaient leurs images à l’infini sans leur ouvrir la moindre sortie. Tous ces reflets compliquaient l’évaluation des distances mais Lilian supposait – sans se tromper – qu’ils étaient piégés dans une sorte de cube dont les murs étaient blindés. Le colosse était pourtant entré par une porte automatisée… Avec un peu de chance, le mécanisme se relâcherait s’il était mis hors service, et, le jeune D’Eyncourt détenait peut-être la clé en son pouvoir. Il laissa le sang fixé à sa peau se répandre sur les miroirs, se glisser derrière, s’infiltrer dans tous les mécanismes qu’il rencontrait et s’épaissir en drainant le géant vaincu. Finalement, au bout de quelques minutes, la salle fut plongée dans le noir le plus complet et un déclic retentit au loin, laissant apparaître un rayon de lumière.

- Par là ! souffla-t-il à Orsso en allongeant le pas vers la sortie.

Ce qu’il découvrit derrière le cube le laissa sans voix. Le laboratoire apparaissait dans toute son horreur, avec son lot d’expériences ratées, monstrueuses, préservées dans des cercueils de formol. Personne n’avait échappé à la folie du scientifique, adultes ou enfants, toutes les tranches d’âge semblaient représentées, et chacun avait manifestement succombé à une mutation étrange et peu naturelle. Un peu plus loin, gisaient des corps desséchés dans des cellules capitonnées. Tout avait été laissé à l’abandon, même les derniers survivants. Mais ce n’était pas le plus horrible, car un cadavre faisait encore cliqueter ses chaînes… A moins que ce ne fût une jeune femme en bonne santé. Sa peau se décomposait sitôt qu’elle retrouvait un bel aspect, et ses yeux bleus effrayés pourrissaient dans leurs orbites. La mutante – dont le pouvoir semblait complètement déréglé – mourrait et renaissait à l’infini.

Les scientifiques de ce monde avaient engendré des créatures maudites par centaines, la fiction n’avait de cesse, depuis le XIXe siècle, d’imaginer les expériences les plus terrifiantes et, pourtant, la chose qui se tenait devant ses yeux était d’une horreur inqualifiable. Comme le phénix renaissait de ses cendres, la jeune femme attendait un état de décomposition avancé avant de retrouver l’éclat des beaux jours. Et elle vivait encore. Et elle pensait toujours. Ses lèvres craquelées essayaient de former des mots qui se perdaient sur la pourriture de sa langue. Depuis combien de temps gisait-elle ici ? Il ne voulait pas y penser. Sa proximité avec la mort nouait son cœur d’une angoisse glaciale. La panique s’emparait doucement de lui. Ces yeux bleus, si semblables aux siens, réduits en bouillie, sombrant au fond des orbites, devraient l’hanter à jamais. Après des années de recherches, la vérité se tenait devant lui. Son père était un monstre et il ne comprenait pas comment il était possible d’aller si loin dans le mépris de l’Homme… Même lui, malgré tous ses efforts, n’avait pu étouffer entièrement les sentiments qui le liaient aux autres. Quelles ambitions poursuivait-il enfin ? Au fond, une partie de lui-même murmurait que, s’il savait, il approuverait, non parce qu’il lui trouverait des excuses mais parce qu’ils se découvriraient peut-être des ressemblances l’un et l’autre. Sa faiblesse enfantine s’accrochait à cette idée. Cependant, la raison couvrait ses caprices. Il venait de pénétrer le laboratoire d’un homme qui, après avoir détruit sa vie, continuait à briser celle des autres. Avait-il réellement besoin d’entendre ses motifs ? Ils étaient probablement plus affligeants que tout ce qu’il aurait pu concevoir. Son père ne l’avait pas seulement rejeté, il s’était retiré de la société.

Il connaissait bien le vide. Voilà des années qu’il tournait au bord d’un gouffre. Il n’était pas possible d’arrêter la ronde. Pour avancer, il fallait sauter, et il tombait. Beaucoup de choses s’agitaient en lui, des impressions contraires, des idées confuses. Il avait besoin de digérer ces informations avant d’en tirer les conclusions. Sa pensée était comme une forteresse après le plus violent des assauts, elle semblait intacte… jusqu’à ce qu’un coup de vent la transforme en ruine. Lilian avait le visage impavide d’une âme éteinte. Il n’éprouvait rien qui ressemblât à de la colère ou à du chagrin, c’était au-delà, à un niveau qu’il ne pouvait encore saisir ou exprimer.
Ses pensées anesthésiées ne relevèrent pas le mouvement d’Orsso. Ce jeune homme n’existait plus, il n’était qu’un témoin extérieur incapable de donner leur sens réel à tous ces éléments. Ses paroles glissèrent dans son esprit sans s’y accrocher vraiment. Il n’esquissa qu’un vague mouvement pour poser une main sur l’arme qu’il lui tendait. Un lien particulier l’unissait à cette expérience ratée, son compagnon pouvait le deviner. C’était de toute évidence la raison pour laquelle il lui faisait l’honneur de mettre fin à cette comédie macabre.

- Il n’a pas pu la tuer…, déclara-t-il d’une voix terne en croisant le regard de la femme. Sinon, elle serait dans du formol comme les autres et… toutes ses expériences…

Il fit un mouvement d’ensemble et ramassa quelques feuilles de notes éparpillées sur le sol. Elles étaient couvertes de calculs, de schémas, de mots griffonnés dans une écriture illisible.

- Cette femme était au cœur de ces recherches, jusqu’à ce drame… C’est probablement ce qui l’a poussé à quitter les lieux.

Et lui avait permis d’entrer ici, acheva-t-il mentalement. Les pièces de l’intrigue s’assemblaient peu à peu. Tout n’était pas très cohérent au premier abord mais, en suivant une logique torturée, à l’écart des standards habituels, les explications finiraient par venir. Voulait-il seulement les connaître et s’avancer dans le passé de cette femme ? Une chose était sûre, son père n’avait pas eu le courage de tuer son cobaye, de le regarder, de l’affronter. Cette œuvre immonde portait peut être les dernières traces de sa culpabilité. Qui qu’elle fût, il fallait pourtant s’en débarrasser… pour son bien, oui, et Orsso avait probablement raison d’affirmer que ce geste ne le soulagerait pas. Mais plus rien ne pourrait l’apaiser maintenant qu’il avait vu cela. Ce n’était qu’un début, une descente progressive dans l’enfer pour renouer avec son passé. Alors, il prit le magnum dans ses mains.

- Je me suis trompé, ce n’est pas un laboratoire mais un mausolée…

Il tira sur la femme à bout portant au moment où elle retrouvait sa beauté et il lui sembla, dans son trouble, qu’elle le suppliait elle-même de la tuer. La détonation fit trembler la cellule. Il recula sous la force du coup, puis, son cœur s’emballa. Il n’avait jamais manié une arme aussi puissante et, l’utiliser à cet effet, lui laissait une drôle d’impression, un malaise suffocant qui l’empêcha de bouger un moment. Puis, il rassembla tous les documents qu’il pût trouver d’une main légèrement tremblante afin de les analyser chez lui… dès qu’il en aurait le courage. Une fois ce travail terminé – la récolte était assez chiche – il se retourna vers son compagnon et déclara :

- J’avoue que ces révélations surpassent légèrement ce que j’avais imaginé, navré de t’avoir fait témoin d’un si sinistre spectacle… Je suppose que tu es en droit de réclamer un peu plus d’explications, mais attendons d’être sortis d’ici avant d’en parler…