Vous connaissez le mot "silence" ... et appliquer son concept, vous y arriveriez ? [PV Iris]

Abraham daigna relever les yeux de l’exemplaire de l’Art de la Guerre qu’il avait entre les doigts quand le bruit qui survenait non loin se fit vraiment trop dérangeant. Il fronça les sourcils en essayant de voir l’origine du raffut. C’était une bibliothèque bordel. Le principe de base était le silence. Il soupira. Il n’était pas énervé, il lui en fallait beaucoup pour ça, mais l’irritation marquait ses traits. Il jeta un coup d’œil en bas de page afin d’en mémoriser le numéro avant de refermer le livre. Il tendit l’oreille. Non, le groupe, il distinguait plusieurs voix, ne semblait pas vouloir baisser d’un ton. Que faire ? S’accorder à ce qu’il venait de lire : « En tuer un pour en terrifier un millier » ? Soit se lever pour aller leur en toucher deux mots assez froidement pour décourager les prochaines tentatives ? Il avait sa carrure pour l’appuyer. Ou bien devait-il laisser faire jusqu’à l’intervention d’un employé ?

Son regard balayait les alentours pour tenter d’identifier quelqu’un de la maison mais aucun badge ne lui sauta aux yeux. Et le volume sonore ne baissait pas. Tant pis. On n’était jamais mieux servi que par soi-même. Il posa doucement son livre sur la petite table à ses côtés avant de se lever du fauteuil où il était assis. A en juger par les courbatures, cela faisait au moins deux bonnes heures qu’il y était. Il n’avait pas fait spécialement attention au temps écoulé. Quand il était en train de lire, le monde pouvait bien s’écrouler qu’il ne s’en rendait pas forcément compte. Il étira son mètre 92, faisant craquer son dos par la même occasion. Quitte à les dissuader sur le coup, autant y aller franchement et jouer sur les apparences. Si lui ne s’y attardait pas, certaines personnes ne basaient leur jugement que sur ça. Il verrait bien si cela fonctionnait.
Côté fringues, il n’avait rien d’exceptionnel. Jean, chemise blanche et veston noir par-dessus. Rien qui n’impressionnait, enfin, selon lui. L’air de rien, il remonta ses manches jusqu’au coude, dévoilant des avant-bras finement musclés, l’un arborant un tatouage, l’autre un simple bracelet de force en cuir. Il n’avait plus qu’à tenter sa remise en place. Si elle échouait … il emprunterait son livre avant de rentrer puisque son propre exemplaire prenait la poussière à San Francisco et qu’il n’avait pas voulu faire l’aller-retour.

L’américain laissa sa veste et le livre sur place, ne craignant pas le vol puisque la bibliothèque était sous surveillance, pour se diriger vers l’origine de la conversation qui le dérangeait. Et c’est là qu’il les vit. Un petit groupe comme il l’avait supposé. Cinq jeunes qui ne dépassaient pas la vingtaine s’il se basait sur leurs visages. Mais il pouvait se tromper, ce n’était qu’une estimation. Si l’un d’entre eux semblait vraiment être en train de bosser, les quatre autres n’en avaient rien à secouer. Il soupira de nouveau et s’apprêta à leur adresser la parole quand une demoiselle lui grilla la priorité. Ah tiens ?

L’arrivée, plutôt énergique il fallait bien le dire, de la demoiselle les avait au moins fait taire de façon synchronisée. Silencieusement, Abraham se servit de son épaule pour s’appuyer au mur avant de croiser les bras. Il n’était pas membre du personnel et il ne voyait aucune raison d’intervenir si elle y arrivait toute seule. Il attendrait avant de faire quoi que ce soit.
Les quatre qui provoquaient le raffut restaient tranquilles, encore surpris par l’irruption d’un nouvel élément dans leur petit cercle pendant que le cinquième, plongé dans sa lecture, ne semblait pas avoir conscience de ce qui se déroulait à côté. La seule question qui restait était de savoir si ce silence était momentané ou non. S’ils reprenaient une fois qu’elle aurait le dos tourné, cela ne servirait pas à grand-chose.

Il sourit doucement quand elle posa sa jolie pile de livres, d’une hauteur appréciable, sur la table. Si lui-même n’avait pas esquissé le moindre mouvement, pas même un petit tressaillement, il ne pouvait pas en dire autant des adolescents qui avaient sursauté. Tout comme la table qui s’indignait du poids de son nouveau fardeau.
La jeune femme lui tournait le dos alors il était dans l’impossibilité d’observer les traits de son visage. Colère ? Calme apparent qui masquait la même irritation que la sienne face au bruit ? Ou simple indifférence ? Il n’en avait pas la moindre idée. Cela étant, ses propos restaient audibles et il y avait un petit relent linguistique qu’il connaissait bien. Elle semblait mener une double conversation, comme si ses interlocuteurs étaient changeants. La première partie était énoncée plutôt élégamment alors que la seconde … elle était clairement tombée dans le familier. Peut-être avait-elle peur qu’ils ne la comprennent pas. A défaut d’être diplomate, les derniers mots avaient le mérite d’être clairs. Mais auraient-ils l’impact nécessaire pour qu’ils la bouclent ? Cela restait à voir.

Le visage neutre et le regard fixe, l’américain se décolla du mur. Il n’avait nullement l’intention d’aller ajouter son grain de sel. Il n’était qu’un simple lecteur et il ne souhaitait pas mettre à mal son autorité. Il fit simplement craquer les jointures de ses doigts avant de ranger ses mains dans ses poches.
Par ce geste vaguement perceptible, il s’attira l’attention de la tablée, incluant l’employé. Il toisa les quatre adolescents un à un, leur laissant le temps de le détailler et de prendre mesure du prochain qui viendrait leur faire une remarque s’ils remettaient le couvert, sans regarder celle qui les avait déjà mis en garde. Il n’avait rien contre elle. Il nota que l’un d’entre eux déglutit et qu’un autre sembla s’enfoncer légèrement dans son fauteuil. Sa taille et ses avant-bras devaient faire leur petit effet. L’air de rien, il fit demi-tour en silence avant de parcourir les quelques mètres qui le séparaient de son fauteuil où il se réinstalla avec sérénité. La scène n’avait pas duré bien longtemps puisque le tissu était toujours tiède.

Quand bien même il n’avait pas oublié le numéro de la page où il s’était arrêté, il ne reprit pas sa lecture pour autant. Son esprit restait focalisé sur la demoiselle. Ce n’était pas son physique qui l’avait marqué, même s’il avait bien vu ses boucles blondes et qu’il n’avait pas pu rater ses yeux d’un bleu hypnotique, tout comme il avait remarqué sa carrure, fine mais sportive.
Non, ce qu’il lui restait surtout, c’était le petit accent qu’il avait perçu alors qu’elle s’adressait aux adolescents inconscients. Cette petite note de russe qui, contre lui, venait titiller ses souvenirs. Elena avait un accent un peu plus prononcé. Mais les intonations étaient similaires. Fermant les yeux, il se laissa couler un petit peu dans son fauteuil et croisa les jambes au niveau des chevilles avant de faire de même avec ses mains qu’il posa sur son ventre. Cela faisait un moment qu’il n’avait pas appelé Sergeï. Il faudrait remédier à ça plutôt rapidement.
Il rouvrit les yeux quand il entendit des bruits de pas s’arrêter non loin de lui. Il ne fut pas spécialement surpris de découvrir la jeune employé en question. Lui coupant l’herbe sous le pied, il s’adressa à elle d’une voix chaleureuse.

« Arrêtez-moi si je me trompe mais … vous êtes d’origine russe, non ? »

S’il en croyait le soupir qui venait de franchir les lèvres de la demoiselle ainsi que le froncement de sourcils qui apparaissait, la question ne semblait pas être à son goût. Plusieurs hypothèses se présentaient à lui. Première option : elle n’appréciait pas d’être interpelée de la sorte. Après tout, qui était-il pour se permettre de la déranger sur un sujet non professionnel alors qu’elle était en train de travailler ? Seconde option : elle ne voulait pas se sache le fait qu’elle était, probablement, d’origine russe. Certains avaient la rancune tenace et les années de Guerre Froide n’étaient pas derrière pour tout le monde. Troisième option : c’était le fait qu’on lui rappelle ses origines et que ce n’était pas associé à des choses très joyeuses.
Il ne savait pas laquelle des trois était juste ou si c’en était encore une quatrième qu’il n’avait pas envisagé mais il lui semblait que le visage féminin s’était assombri. A moins que ce ne soit l’éclairage ? Quoiqu’il en soit, s’il avait éventuellement pu douter d’avoir entendu ce petit accent, ce n’était plus permis désormais. A croire qu’elle avait fait exprès. Et c’était peut-être le cas. Par contre, la curiosité transparaissait dans sa question. Et il allait satisfaire sa demande … en temps voulu.

Abraham l’observait, sans se soucier d’être remarqué, alors qu’elle choisissait de se rapprocher tout en posant, avec un peu plus de délicatesse qu’avec le groupe d’adolescents, sa pile de livres sur l’un des étagères qui se trouvaient en face de son fauteuil. Apparemment, elle avait décidé qu’elle ne craignait rien en sa compagnie. Un bref sourire en coin étira ses lèvres quand il constata qu’il n’était pas le seul à détailler l’autre. Un point partout balle au centre.
En tout cas, avec des yeux bleus pareils, elle devait faire des envieuses. Sans compter sa chevelure blonde. Pour le coup, même si ce n’était pas souhaité, elle rentrait totalement dans l’archétype de la jeune femme d’un pays du Nord. Et point qui était à son avantage, selon lui en tout cas, elle ne cherchait pas à se planquer derrière des tonnes de maquillage. A moins qu’elle n’en ait tout simplement rien à faire. Possible aussi. Mais ça ne le regardait pas plus que sa réaction face à sa question. Si elle la lui expliquait d’elle-même, il l’écouterait avec attention. Sinon, sa vie ne s’en verrait pas changée pour autant.
Comme bien des gens avant elle, son regard s’attarda un petit peu sur ses anneaux. Pourtant, contrairement à certains, ils étaient d’une taille plus que raisonnable. Un petit centimètre de diamètre, ce n’était tout de même pas exceptionnel. Le rendu ne lui donnait pas des lobes agrandis à outrance et pendouillant de façon plutôt ridicule. L’ensemble restait plutôt soft. De son avis en tout cas. Il n’obligeait personne à être d’accord. Et puis, il ne fallait pas nier qu’il s’amusait assez des réactions que les gens pouvaient avoir. D’autant plus quand ils apprenaient qu’il avait un appartement, de quoi se nourrir et un boulot. Summum quand ils savaient que c’était dans l’armée. La plupart des gros clichés ont la vie dure …

Alors que la demoiselle secouait la tête, soit pour chasser les mouches soit pour revenir au présent, l’américain reprit la parole, répondant désormais à sa question.

« Curiosité. Simple vérification de mes acquis si vous préférez. Elena, ma femme, était russe. Son accent était plus prononcé que le vôtre mais les intonations sont les mêmes. Je voulais juste m’assurer que je n’avais pas perdu la main pour le reconnaître. Un autre ami a des parents russes mais il est né à Washington et n’a jamais vécu ailleurs. Du coup, il n’en a pas le moindre relent alors je ne peux pas m’entraîner sur lui. Ce serait plus l’inverse en fait. Des inflexions américaines quand il parle russe. Et je suis dans le même cas … »

Sans les voir, il désigna d’un signe de tête le groupe d’adolescents qu’il savait un peu plus loin.

« Vous en avez eu souvent des cas comme ça ici ? Ou ailleurs si ce n’est pas votre première bibliothèque. »

Alors que la demoiselle acquiesçait simplement après qu’il lui ait donné les raisons de sa question, Abraham fut un peu surpris même s’il n’en montra rien. La plupart du temps, des questions suivaient rapidement et elles concernaient principalement sa défunte épouse. Et les réponses qu’il apportait jetaient souvent un froid. Elles étaient suivies par un silence gêné de la part des curieux puis par quelques propos murmurés qui ressemblaient vaguement à des excuses du genre « Désolé, je ne savais pas. ». La conversation s’arrêtait généralement après ça, comme s’il était incapable de parler d’autres choses. Le fait est qu’il y était parfaitement apte. Le problème venait de ceux d’en face qui ne savaient pas comment réagir et enchaîner. Il faisait l’effort de poursuivre au début. Et puis … comme ce n’était que rarement réciproque, il avait arrêté. La question qui demeurait était celle de savoir pourquoi les gens s’obstinaient à demander des réponses qu’ils ne voulaient pas connaître …

Ne cillant pas alors qu’ils se fixaient mutuellement, il hocha légèrement de la tête quand elle lui confirma qu’elle était bien originaire de Russie et qu’elle y avait passé son enfance. La réponse brève et concise ne l’étonnait pas en revanche. Il était plutôt rare de déballer sa vie au premier inconnu qui passait. Il s’estimait déjà heureux qu’elle ait accepté de satisfaire sa curiosité. Du coup, de ses trois options précédentes, il éliminait la première et la seconde, lui laissant les rappels malheureux. Ce qui renforçait le fait qu’elle ne veuille pas s’étendre. Mais il pouvait tout aussi bien se planter et que la vérité soit dans une quatrième option. Après tout, il était un ancien soldat, pas psy.

En attendant, il n’était pas le seul à se passer une main dans les cheveux quelques fois. Lui, c’était quand il était stressé ou nerveux. Ou qu’il s’ennuyait. La demoiselle avait-elle une raison consciente ? Ou ce geste tenait du réflexe automatique ? Peu importait au final …
Une ombre de sourire passa sur ses lèvres à la réponse de la jeune femme. Il reprit, amusé.

« C’est un joli score ça … vous tenez les comptes avec vos collègues ? demanda-t-il avant de continuer Vraiment ? Vous avez déjà eu une petite mamie qui faisait sa forte tête ? Vous avez déjà eu des cas super particuliers ? Drôles de préférence … »

Son imagination se mit à travailler pour lui, l’embarquant dans des situations improbables mais pas impossibles. Il était vraisemblable que la demoiselle en ait vues des vertes et des pas mûres.

« Autre question si vous permettez … vous travaillez ici depuis longtemps ? Je demande juste parce que je suis déjà venu plusieurs fois et je ne me rappelle pas vous avoir croisée. Cela étant … vu la taille de la bibliothèque … ce n’est pas étonnant en fait. Finalement, vous pouvez oublier ma question ! »

L’observation, au même titre que le maniement des armes, avait été au programme de ses entraînements. Des années désormais qu’elle faisait partie intégrante de sa vie et qu’elle était toujours non loin, comme en veille, ne se présentant que lorsque la nécessité l’exigeait. Ou qu’il l’exerçait de plein gré. Un peu comme maintenant en fait. Le plus souvent, des lieux faisaient l’objet de son attention, simple côté pratique pour y revenir quand il le souhaiterait. Actuellement, c’était la demoiselle qui en était la cible. Rien de soutenu ni recherché. Il ne cherchait pas à décrypter ses réactions. Mais elle lui parlait et la moindre des choses était de la regarder sans s’attarder sur les boiseries de la bibliothèque.
Sans cet apprentissage, il n’aurait certainement pas remarqué le léger relâchement dans sa posture. Il n’était pas télépathe, heureusement, alors il ne savait pas précisément pourquoi. Peut-être avait-il dit ou fait quelque chose. Ou qu’elle était soulagée que le groupe d’ados ne revienne pas à la charge. Ou la réponse D. Ne le concernant pas directement, il n’en avait rien montré et il avait poursuivi tranquillement.

Quoiqu’il en soit, sa question avait le mérite de faire rire son interlocutrice. Et il lui allait bien. Une ombre de sourire traversa ses propres lèvres. Coïncidences, il n’en doutait pas puisqu’Elena avait uniquement un frère et pas de petite sœur cachée, mais elle avait certains traits et accents qui étaient similaires. L’origine russe qui voulait ça ? Peut-être bien. Probablement d’ailleurs. Il aurait croisé la demoiselle à la même époque en 2011, il n’aurait pas supporté de voir cette ressemblance. Pas même en 2012. En 2013 … cela lui aurait été égal. Maintenant, il était capable de se réjouir des fantômes qu’il pouvait apercevoir chez les autres. C’était un peu comme si elle était toujours là. Même si elle et Kira ne quittaient jamais ses pensées bien longtemps. Et encore moins son cœur.
N’ayant ni quitté des yeux ni cessé d’écouter son interlocutrice, il reprit à sa suite.

« Je crois surtout que je ne vais même pas essayer d’imaginer cette variété ! Trop vaste et trop complexe à imaginer. Il faudrait pouvoir prétendre connaître le genre humain et j’en suis bien loin. Et puis, les gens sont comme les livres. Il ne faut pas les juger à leur couverture … »

Son père avait dû lui citer la première fois. D’autres après lui dont sa mère et Isaïah … les autres, il ne s’en rappelait pas. Il l’avait récemment relu dans Fahrenheit 451 de Bradbury. Très bouquin soit dit en passant. Mais il ne se lassait jamais de la science-fiction. C’était sa bible à lui. A eux plutôt, puisqu’il était impensable de mentionner ce genre sans ses jumeaux de meilleurs amis. Indissociables. Pour le meilleur et pour le rire.

« Vous devez être ravie alors … tout le monde ne peut pas être aussi raccord avec ses rêves. Certains vous envieraient pour ça. »

Abraham ne se rangeait pas dans cette catégorie. Déjà, il n’était pas d’un naturel jaloux. Ce qu’il avait suffisait à son bonheur alors il ne voyait pas pourquoi désirer ce que les autres avaient. Et surtout, il avait été à sa place. Il avait fait un métier qui s’accordait à ses envies et surtout, avec une équipe au-delà de ce qu’il avait pu envisager. Selon sa définition : un boulot de rêve. Maintenant … il fallait voir si le nouveau allait l’être aussi.

« Vous pouvez formuler ça de cette façon oui … répondit-il en regardant la couverture J’en connais certains principes par cœur. Pour l’avoir lu plusieurs fois et pour les avoir appliqués en quelques occasions. Mais je voulais vérifier d’autres passages et j’ai oublié mon exemplaire chez mes parents lors de mon dernier passage. Et comme San Francisco ce n’est pas la porte à côté … c’était plus rapide de venir ici. »

Pas tout à fait en fait. Il était venu à pieds à la bibliothèque. Aller à la maison familiale aurait été instantané. Mais bon … un petit peu plus de 4.000 kilomètres à vol d’oiseau … ça ne se faisait pas comme ça non plus. Pas encore en tout cas. Il se serait tapé un mal de crâne conséquent, sans parler des courbatures, des envies de vomir et autres joyeusetés. Et c’était sans chiffrer le retour. Au final, ç’aurait été plus vite oui, mais pas plus simple. Question de flemme en fin de compte.

« Ce n’est pas mon livre de chevet favori commença-t-il en détournant les yeux pour regarder de nouveau la jeune femme mais je dois bien avouer qu’il y ait souvent tout de même. Si vous deviez en nommer un, lequel choisiriez-vous ? Ou un auteur ? »

La demoiselle n’avait pas l’air très convaincue par sa propre réponse. Pourtant, s’il en croyait juste ce qu’elle lui avait dit précédemment, elle aurait dû l’être. A moins qu’elle lui ait menti. Peut-être qu’il y avait des éléments dont il n’avait pas connaissance. Ce qui serait plutôt logique puisqu’il ne la connaissait pas. Rien ne l’empêchait de lui répondre n’importe quoi si elle ne voulait pas s’ouvrir à lui. Même s’il ne demandait pas grand-chose. Il n’allait pas la forcer.

Abraham n’avait aucun mal à regarder ses interlocuteurs, quels qu’ils soient, dans les yeux et sans ciller. Excepté ses parents quand il avait fait une connerie peut-être. Mais cela faisait bien longtemps que ça ne lui était pas arrivé. Le souci était bien souvent dans l’autre sens. Avec son mètre 92, certains le prenaient mal, pensant à tort qu’il les regardait de haut. Physiquement, oui. Mais c’était bien tout. Il y avait aussi ceux qui étaient intimidés par cette même taille, supposant il ne savait quoi à son sujet. Peut-être qu’il était cannibale. Et enfin ceux qui craignaient ses yeux gris. A croire qu’ils allaient sortir de leur orbite pour leur sauter dessus.
Plus jeune, il avait été blessé, vexé, énervé par ce genre de réactions. En grandissant, aussi bien physiquement que psychologiquement, il leur était juste devenu indifférent, blasé par moment, selon l’interlocuteur. Ce qui était loin d’être le cas en ce moment. Elle, elle osait le faire et il lui en était secrètement reconnaissant. Probablement la remercierait-il quand ils se sépareraient.
Contrairement à sa reprise précédente et malgré la faible hésitation, elle lui semblait sincère. La réponse avait été quasi spontanée, trop rapide pour mentir. Ou alors, elle était sacrément douée. Mais il préférait croire que c’était une véritable réponse et elle lui plaisait bien.

« Le crime de penser n’entraîne pas la mort. Le crime de penser est la mort … je suis heureux de savoir que je ne suis pas le seul à l’avoir lu et à avoir fait connaissance avec Big Brother. Même si ce dernier est de plus en plus présent ces derniers temps … »

Mais ça, c’était encore une autre histoire dont ils débattraient une autre fois si elle le désirait. Ou après si elle ramenait le sujet sur le tapis. Un sourire amusé se dressa sur son visage quand elle lui renvoya la question, les sourcils légèrement froncés et le ton de l’employé modèle. Il reprit tranquillement.

« Vous n’étiez en rien obligée de me répondre mais je suis heureux que vous ayez accepté de le faire. Soyez rassurée, je ne cherche pas à établir une fiche sur vous ou quoi que ce soit de ce genre. C’est uniquement de la curiosité. De la simple curiosité. Je me considère comme un lecteur assidu et j’aime savoir quels sont les goûts de ceux ou celles avec qui je discute … d’autant plus quand ils le sont davantage que moi. Rien de plus. dit-il en souriant doucement, caressant la couverture de l’Art de la Guerre du bout des doigts, avant de poursuivre Quant à mon livre favori … l’Île mystérieuse de Jules Verne, sans le moindre doute. Pour l’histoire en elle-même, la qualité de l’écriture et parce que, peu importe le nombre de lecture, je reste admiratif de ce que sont capables de faire ces hommes en partant de rien, ou presque … »

L’américain marqua une pause, pensant à son exemplaire, non oublié à San Francisco, qui était sagement rangé sur une étagère dans son appartement. C’était une vieille édition française datant de la fin du 19e siècle dont le papier était jauni, racorni et dont les première et dernière de couverture attestaient de son passage entre différentes mains. Sa mère le lui avait offert. Elle-même le tenait de son père qui l’avait reçu du sien. Un legs familial. Il en prenait soin en attendant de le passer à son tour. Il aurait dû revenir à Kira mais en l’état actuel, il était probable que ce soit l’un de ses neveux ou nièces qui en héritent. Seul le temps le dirait.

« Si c’est le livre que j’emporterai avec moi, je dois bien avouer que les cycles des Robots et de Fondation, d’Asimov, prennent également une place assez importante. La science-fiction en général d’ailleurs … mais ça, rien qu’avec ce que je viens de vous citer, vous l’auriez deviné. Juste derrière, fantasy ou heroic-fantasy le plus souvent … et après, c’est au feeling. commenta-t-il en haussant les épaules pour exprimer le côté aléatoire Il y a des livres que vous ne lisez pas, pour une autre raison que le manque de temps j’entends, ou vous êtes du genre à lire tout ce qui peut vous tomber sous la main ? »

Tout en attendant la réponse, il jeta un petit coup d’œil rapide à sa montre. Non pas qu’il s’ennuyait avec la demoiselle. Mais il ne voulait pas lui prendre tout son temps et lui attirer des ennuis avec sa hiérarchie.

Il lui sembla que la demoiselle s’était de nouveau crispée, sans forcément s’en rendre compte. Une légère tension. Il ne savait pas de quoi cela pouvait venir. S’il avait dit ou fait quelque chose qu’il ne fallait pas, si elle était sur un sujet complètement différent, si ça n’avait rien à voir avec leur discussion. Alors qu’elle lui répondait, sa voix présentait une faible variation à son tour. Il espérait sincèrement n’y être pour rien et il éprouva une pointe de frustration à l’idée de ne pas en être sûr. Peut-être s’était-il montré trop direct ? Il était vrai que cela ne plaisait pas toujours …

« Qu’ils remontent n’est pas important. Vous l’avez au moins lu une fois et c’était déjà pas mal. Par contre, je me vois obligé de vous inciter à finir Fondation ! dit-il avec un sourire aux lèvres Tout d’abord parce que le cycle le mérite. Et après … à force d’en discuter avec mes meilleurs amis, aussi accro à la SF que moi, ce sont les mêmes remarques ou des arguments identiques qui reviennent. Et j’avoue que j’apprécierai d’en parler avec d’autres qu’eux ... dans le fond, c’est assez égoïste j’en conviens. Mais si jamais vous trouvez le temps et l’occasion de lire la suite, que vous avez envie de confronter votre lecture à une autre … ce sera avec plaisir ! »

Abraham ne suivait pas de schéma prédéfini pour cette conversation. Il n’avait aucun but particulier. Il n’y aurait ni gros lot ni trompettes et fanfare si elle acceptait. Une simple satisfaction personnelle à l’idée de pouvoir s’exprimer sur un sujet qu’il appréciait. Et d’après les propos qu’ils avaient échangé jusque-là, un éventuel partage risquait d’être fructueux. Il n’en demandait pas plus. Il n’était qu’un simple lecteur qui souhaitait avoir l’avis d’un autre. Il ne fallait pas chercher plus loin.

« C’est vrai que vous devez pouvoir guider vos lecteurs derrière … alors que moi je suis plus libre dans mes choix même si je reviens toujours à mon premier amour qu’est la science-fiction. Et je peux toujours m’arrêter si ce que je lis ne me convient pas. Cela a dû m’arriver … deux ou trois fois je crois. Sur le nombre total de lus, je trouve que c’est plutôt pas mal. »

Le premier l’avait marqué. Il avait énormément apprécié le début du roman, fantasy, et les personnages changeaient un peu de l’ordinaire. Tout s’annonçait bien. Et puis, vers le premier tiers, tout partait en cacahuète. C’était devenu un bordel monstre et ça n’avait plus vraiment de sens. Il en avait été dégoûté. Il avait tout de même essayé de poursuivre mais rien à faire. Alors il avait rendu le livre à la bibliothèque en grimaçant. Quant aux deux autres … il ne s’en souvenait carrément plus du tout.

« Cela vous est déjà arrivé ? De devoir lire quelque chose, roman, nouvelle ou autre, parce qu’un client vous a demandé un avis, que vos supérieurs vous l’aient ordonné ou parce que le résumé présentait bien et qu’au final, ce soit indigeste ? »

Alors qu’elle prenait sa réaction à l’envers, il secoua doucement la tête pour lui indiquer que c’était dans l’autre sens qu’il fallait prendre son geste.

« Non non, ne vous en faites pas pour moi. Je le connais presque intégralement. J’aurai bien le temps de le finir plus tard ou un autre jour. C’était pour vous que je regardais ma montre. Je ne voudrais pas vous attirer des problèmes avec vos supérieurs. Si par malheur ça arrivait, vous pouvez leur dire que c’est moi qui vous ait interrompue. Je suis déjà dans vos petits papiers, qu’ils m’appellent s’ils veulent m’en toucher deux mots. Quant à lui … il agita doucement l’exemplaire de l’Art de la Guerre je vous remercie mais ce n’est pas la peine. Je suis là depuis un peu plus de deux heures, j’en suis au début du troisième tiers, je l’aurai fini d’ici tout à l’heure. Inutile de l’ajouter à ma liste. »

Il s’étira tranquillement avant de remarquer le silence relatif.

« Tiens, notre charmant groupe d’ados n’a pas l’air de récidiver ... à moins qu’il ne soit tout simplement parti. Dans les deux cas, vous êtes gagnante. Et les autres lecteurs aussi … »

Oui, il s'incluait dans le lot. Même s'il préférait encore la conversation qu'il avait avec cette demoiselle inconnue.

Abraham sourit quand la demoiselle accepta de revenir vers lui quand elle aurait relu le cycle puis haussa les épaules avec un léger fatalisme quand elle mentionna le fait que la science-fiction avait moins d’adeptes depuis quelques temps. Elle n’avait pas tort. Il suffisait de voir les rayons un peu plus vides et les libraires s’exclamer de surprise quand il en demandait. Cela ne le dérangerait pas vraiment.

« Dans l’absolu … cela ne me pose pas de soucis. Je veux dire, je préfère rencontrer peu de gens qui en lisent mais qui le font parce qu’ils en ont envie et que ça les intéresse que des moutons qui le font pour le côté in et être la mode sans pouvoir être capable de t’en reparler derrière. »

Il avait quelques problèmes avec ceux qui agissaient juste pour exister aux yeux des autres. Il ne pensait pas qu’on puisse être soi-même ou simplement être heureux de cette façon. Si c’étaient de vrais amis, ils étaient censés nous aimer pour ce que l’on était. Pas pour ce qu’ils voudraient que l’on soit. Et si ce n’en était pas … pourquoi s’évertuer à être estimer de gens qui, au fond, nous indiffèrent ?
Cela étant, cette conception n’engageait que lui et ce n’était pas le cœur du sujet. Il continua d’écouter la jeune femme avec attention, se recalant au fond du fauteuil d’où il avait un peu glissé à force d’y être mal assis.

« Fier … répéta-t-il en écho tout en hochant la tête doucement de gauche à droite je ne sais pas si l’on peut vraiment parler de fierté. Je ne suis pas vraiment compliqué et il en faut beaucoup pour me déplaire. C’était juste … un manque de chance pour ceux que j’ai reposé en cours de lecture. En ce qui vous concerne, qui ne tente rien n’a rien après tout. On ne peut pas savoir si l’on aime quelque chose avant d’y avoir goûté. Et au moins, vous savez de quoi vous parler. Ce n’est pas du "on m’a dit que". Non, vous, vous pouvez l’affirmer. Et d’un point de vue professionnel, ça ne peut que vous servir. Tout comme vos prises d’initiatives. »

Il ne cherchait pas à se mettre la jeune employée dans la poche. Il ne réfléchissait pas si loin. Il exprimait juste une opinion. Si elle n’était pas du même avis … ça ne changerait pas leur vie. Pour lui, le paraître pouvait sembler agréable à l’œil les premières fois, mais ce n’était que façade. Il se méfiait toujours, en plus de ne pas les apprécier, de ceux qui se vantaient, quel qu’en soit l’objet. Ils se dégonflaient bien souvent les premiers quand il fallait passer à la pratique. Son moment préféré ? Celui, gênant, où l’autre devait bien avouer qu’il avait sans doute un peu exagéré des capacités. Le meilleur à ce petit jeu restait Tadeki. Il ne savait pas comment il s’y prenait exactement. Il savait très bien qu’il n’était pas télépathe mais il arrivait toujours, avec quelques propos et un jeu de regard, à faire avouer son interlocuteur en un temps record. Très utile lors d’interrogatoires.

L’américain avait suivi le regard de la bibliothécaire junior et put remarquer à son tour celui qu’il savait être le maître des lieux. Il n’avait aucun a priori sur cet homme, n’ayant jamais eu à lui parler réellement, si ce n’était les salutations d’usage en entrant. Cela ne poussait pas plus loin. Mais la joie de vivre n’irradiait pas de lui et sourire semblait être un verbe inconnu. D’un point de vue extérieur, mieux valait éviter de le contrarier.

« Abraham, enchanté. répondit-il sans lui demander son nom en retour. Elle lui dirait si elle le souhaitait. Même sans, il saurait la retrouver parmi toutes les autres. Et je ne vais pas pour déranger plus longtemps. Je reviendrai plus tard pour ça ... dit-il avec un léger sourire le temps qu’il oublie un peu la tête de celui qui a dissipé l’une de ses employés. »

Il désigna d’un signe de tête amusé l’endroit d’où venait, au début, le brouhaha maintenant terminé.

« Vous allez repartir à la chasse aux briseurs de silence ? »