Reconversion [Abraham]

Abraham suivait docilement l’étranger. Il n’avait rien à perdre de toute façon. Et si ce n’était la fin de son jogging, rien de mieux à faire non plus. Ne jugeant pas utile de se triturer le cerveau sur le pourquoi du comment, il l’observa tranquillement. Il était en costume, cravate et tout ce qui va avec, ce qui jurait de façon magistrale avec sa propre tenue, jogging, débardeur, sweat à capuche et baskets. Mais les chaussures cirées, même s’il en avait, ce n’était pas spécialement l’idéal pour courir. Il n’avait rien contre. A chaque situation sa tenue, rien de plus. Et avant de partir courir, il n’avait pas envisagé d’avoir une conversation de ce genre.
Cependant, il savait très bien que l’habit ne faisait pas le moine. Peut-être à tort, il supposait que son guide n’avait pas uniquement le fait de bien présenter comme corde à son arc. Une espèce de curiosité le poussait à tester ses capacités, pour estimer à qui il avait à faire. Il secoua doucement la tête comme pour chasser les mouches. Si lui-même pouvait disposer de son temps comme il le souhaitait, ce n’était pas nécessairement le cas de l’autre. Et ce n’était pas son genre que de faire perdre du temps à ceux qui faisaient leur boulot.

Alors qu’ils continuaient de marcher, une voiture noire dont les vitres lui semblaient teintées se profilait un peu plus loin. Il réprima un rire. Il ne savait pas si c’était volontaire ou non, mais l’ensemble devenait un peu cliché. Il ne manquait plus qu’à l’intérieur de la voiture un homme lui aussi en costume, un cigare entre les lèvres, un cocktail à la main et un chat sur les genoux pour parfaire l’image jusqu’au bout. Si c’était ça qui l’attendait, son rire passerait ses lèvres qu’il le veuille ou non.
Il ne savait pas à qui ou à quoi était rattaché son guide, mais son organisation avait tout de même de bon moyen. Une jaguar juste pour lui parler, il avait vu pire comme situation de négociation … un désert de sable en pleine tempête par exemple. Autre vie, autres conditions. Il s’y habituait mais il regrettait les anciennes malgré tout. Et c’était surtout son unité qui lui manquait plus qu’autre chose, peu importe les merdiers dans lesquels ils se retrouvaient. Rangeant ses souvenirs dans un coin, son guide ouvrit la portière et l’invita à entrer. Soit.
C’était le moment décisif … il regarda à l’intérieur.
Et un sourire furtif passa sur ses lèvres. Il évitait le cliché parfait et de façon charmante en plus. C’était toujours agréable d’être surpris. Tant que cela ne mettait pas sa vie en danger en tout cas. Il acquiesça quand l’inconnue déclina son identité avant de lui proposer de s’installer. Il n’avait eu le temps d’esquisser un geste qu’elle poursuivait déjà, déblatérant des idées sorties des clichés hollywoodiens cette fois. Sa voix était légèrement grave mais pas rauque pour autant. Elle incitait plutôt à la confiance. Cela étant, quelle qu’aurait été sa voix, cela ne l’aurait pas fait changer d’avis. Il s’installa sans tenir compte de ses derniers propos avant de parler à son tour.

« Vous pouvez m’appeler Abraham. Je n’ai pas l’habitude qu’on me donne du "Monsieur". Autrement, j’ai accepté de suivre votre ami dehors, ce n’est pas pour me défiler au dernier moment. Cela dit, je vous remercie de vous soucier de mes organes. »

Abraham se cala, le dos droit et le maintien militaire, dans le cuir de l’assise tout en observant la jeune femme qui grignotait son sandwich du bout des lèvres. Au moins, il n’était pas le seul à être dans une tenue décontractée. L’ambiance en était un peu moins pesante même si cela ne l’empêchait plus désormais de se demander ce qu’il foutait là. D’après ce qu’elle venait de dire, elle avait des informations. Soit. Mais lesquelles ? S’ils avaient son nom, nul doute qu’ils n’avaient probablement pas que ça. La question était de savoir l’étendue de ce qu’ils savaient à son sujet. Et d’ailleurs, cela ne concernait surement pas que lui. Mais la question restait la même. Quant aux questions, lui aussi en avait. Sauf qu’il doutait sérieusement qu’on lui apporte les réponses sur un plateau d’argent.
Même s’il n’avait jamais été dans ce genre précis de situation, il n’était pas mal à l’aise. Il avait appris à s’adapter à tout ce qui pouvait se présenter à lui. Question de survie et d’efficacité. Un tête-à-tête avec une demoiselle, quand bien même des mèches blanches inhabituelles striaient ses cheveux, était loin de lui provoquer de l’urticaire. Il avait été bien plus nerveux et stressé le jour de son mariage. Déformation professionnelle sans aucun doute. Il reprit d’une voix tranquille et sereine.

« Votre ami n’avait pas le droit de répondre à la plupart de mes questions mais si vous demande ce que je fais ici, aurai-je droit à une réponse ? Franche et sincère dans la mesure du possible j’entends. »

S’il n’aimait pas faire perdre du temps aux autres, et même si le sien n’avait rien de précieux, il ne s’était pas déplacé pour rien non plus. Et surtout pas pour entendre des salades. Il se doutait bien que l’inconnue ne lui dirait pas tout. Ce qui lui semblait plus que logique. Même si elle avait des informations sur lui, elle ne le connaissait pas. Mais le peu de réponses qu’il obtiendrait, il espérait qu’elles soient vraies …

La voiture démarra sans faire véritablement de bruit. Seule la légère secousse de la première accélération se fit sentir. Par principe, l’américain boucla sa ceinture. La plupart des accidents arrivaient sur de courts trajets et il n’avait pas survécu à ses missions pour mourir de cette façon.
En attendant, il y avait  les autres et eux. Les autres étant constitués de son guide et du chauffeur, eux de la jeune femme et lui-même. Apparemment, même s’ils étaient du même côté, certaines choses restaient à la discrétion de son interlocutrice. Différents niveaux d’habilitation en somme. Cela n’avait rien d’étonnant, c’était même commun d’un point de vue sécurité. On ne pouvait dire ce que l’on ne connaissait pas.

« Vous n'avez nullement besoin de vous excuser, même à l'avance. Vous ne serez ni la première ni la dernière. Et concernant le président, vous auriez raison puisque l’inspiration de mes parents vient de là. »

Ce n’était pas spécialement un secret de polichinelle. Ses parents, y compris sa mère qui n’était pas américaine, le considéraient comme le meilleur président que les Etats-Unis aient jamais eu à ce jour. Ils aimaient ce qu’avait fait l’homme alors ils avaient donné son prénom à leur fils. Et son nom de famille comme second prénom. Il aurait pu tomber bien pire. Et il était plutôt fier du choix de ses parents, qu’il soit ou non d’accord avec eux. Il appréciait son prénom, tout simplement. Quant aux vannes qui allaient avec … il les avait toutes plus ou moins entendus au lycée. Elles ne lui faisaient plus rien maintenant.
S’il s’en tenait aux sensations, le chauffeur semblait être dans son bon droit, conduisant le plus normalement possible. En même temps, la voiture n’étant pas particulièrement discrète, agir comme un conducteur lambda était indiqué pour se fondre dans la masse. S’il voyait vaguement l’extérieur, il n’en savait rien de leur destination. Il ne songea même pas à poser la question. La jeune femme ne lui répondrait probablement pas. Et tant qu’on le ramenait au plus près de son point de départ à la fin, il s’en foutait un peu.

A l’entendre, elle ne portait pas son guide dans son cœur. Raisons personnelles ou professionnelles, ça ne le regardait pas particulièrement et la réponse ne changerait rien à sa vie. Il acquiesça d’un hochement de tête quand elle lui confirma qu’elle n’était pas là pour lui débiter des âneries. C’était toujours ça de pris. Toujours aussi bien calé contre le cuir, les mains dans les poches, il l’écouta patiemment quand elle poursuivit ses explications pour la marche à suivre. Hormis le fait qu’il n’avait pas véritablement le choix s’il souhaitait avoir ses réponses, c’était donnant donnant. C’était plutôt équitable. Il n’avait rien à redire là-dessus. Elle aurait tout aussi bien pu exiger des réponses sans rien concéder en échange. A lui de bien choisir ses questions.
 
« J’imagine que si vous connaissez mon nom, vous savez quel était mon emploi précédent et à quelle unité j’étais rattaché. Partant de là, croyez bien que certains ordres auxquels nous avons obéi n’avaient pas de sens pour nous et que pour nous, considérer les apparences comme trompeuses est une seconde nature. Alors vous ne devriez pas trop vous en faire pour ce que je peux penser de vos questions. »

Abraham dressait là un simple constat. Il était là sur son invitation pour répondre à ses questions tout en obtenant, peut-être quelques réponses aux siennes. S’interroger sur leur sens n’entrait pas en ligne de compte. Pas tant qu’il en saurait plus en tout cas. Il préférait ne pas se parasiter l’esprit avec des préoccupations inadéquates.

« Quant à la question sur votre employeur, je n’aurai même pas envisagé de vous la poser. Si les rôles avaient été inversés, je n’y aurai pas répondu non plus. »

Difficile de vendre une information quand on ne la possédait pas. Et donner ce genre de détail à quelqu’un que l’on venait à peine de croiser, même avec son dossier entre les mains, relevait de la stupidité. Sans parler de la faille de sécurité pour l’employeur en question. Encore une fois, cela ne l’étonnait pas. La précaution tenait du bon sens.

« Adjugé vendu pour le procédé. Et je vous en prie, honneur aux dames. »

Ce n’était pas parce qu’il était dans une situation peu commune qu’il devait en oublier ses bonnes manières. Cela lui laissait aussi un peu de temps pour organiser ses questions … même s’il savait très bien par laquelle commencer.

Un sourire en coin s’inscrivit brièvement sur les lèvres de l’américain pour en partir tout aussi rapidement. Il comprenait désormais ce qu’elle voulait dire en mentionnant les plaisanteries minables qui tenaient plus du réflexe que du choix. Si elles étaient toutes de cet acabit-là, il ne lui en tiendrait pas rigueur. Toujours les mains dans les poches, il attendit sa question. Ses questions pour le coup. Elle savait les cibler dès le début. Et vu la seconde, nul doute qu’elle était au courant pour sa femme et sa fille. Ce qui ne l’étonnait toujours pas. Restant bien calé, il fixa la jeune femme sans ciller. Des prunelles d’un bleu pâle contre des grises. Il se lança.

« Elles tiennent plus de la question ouverte voir du débat … mais soit. Concernant la peine de mort, tout dépend de la gravité du crime qu’il y a en face. Si la malfaisance de l’acte est suffisamment élevée, je n’ai qu’un paramètre qui entre en jeu : le pourcentage de certitude sur la responsabilité de l’auteur. Si vous me présentez toutes les preuves d’accusation qui permettent à 100% … j’insiste bien sur ce pourcentage parfait, à 100% sans la moindre marge d’erreur d’incriminer cet auteur, alors oui, la peine de mort est une solution. »

Oui … si certains avaient eu les couilles de voter un texte en ce sens … il ferma brièvement les yeux avant de regarder de nouveau l’inconnue qui devait mémoriser ses propos et ses réactions avec soin. Il reprit.

« Cependant, même si dans certains cas et à certaines conditions elle est l’unique solution, je trouve dommage et regrettable que nous ayons à en arriver là. Seulement, l’Homme, mutant ou non, est incapable de vivre en harmonie alors des mesures s’imposent … pour son propre bien. »

Si tout le monde s’acceptait, se moquant des différences qu’elles soient d’ordre physique, religieux, culturel ou spirituel, le monde s’en porterait bien mieux. Quelle utopie … bien qu’éternel optimiste, il croyait bien moins facilement qu’avant en un monde meilleur.
Abraham sortit ses mains de ses poches et fit tourner son alliance avec sa main droite tout en la fixant, se rappelant les jours heureux avec Elena.

« Quant à votre seconde question … j’en pense que la vengeance ne sert strictement à rien. Elle n’apporte rien. Si ce n’est désolation et amertume dans les deux camps. Un vieux cercle vicelard dans lequel il vaut mieux ne pas entrer. La vengeance ne ressuscite pas les morts. Les morts se moquent d’être vengés. Ce qu’il faut, c’est vivre pour eux. Même si cela prend du temps … »

Après la disparition d’Elena et Kira, il avait eu un passage à vide. Mais en aucun cas il n’avait envisagé de se lancer corps et âme à la poursuite du ou des responsables. Tout d’abord, même si son corps allait bien, il ne pouvait plus en dire autant de son âme. Ensuite, il avait d’autres obligations, professionnelles et personnelles, à honorer. Il savait que sa femme aurait désapprouvé cette chasse à l’homme. Il ne l’avait jamais trahie de son vivant, ce n’était certainement pas à sa mort qu’il allait commencer. Et puis, retrouver l’auteur ne les lui aurait pas rendues. Alors à quoi bon se fatiguer ?
Sans cesser de faire tourner son alliance, il regarda de nouveau la jeune femme présente dans la voiture. Peut-être avait-elle vécu quelque chose de similaire. Ou pas. Peut-être comprenait-elle l’état d’esprit dans lequel il se trouvait. Ou pas plus. Mais cela n’importait pas. Ce n’était pas elle que l’on avait fait venir dans cette voiture. C’était lui. Lui dont les réponses devaient peser dans la balance. Et maintenant, c’était à son tour.

« Pourquoi vous intéresser à moi ? Pas vous personnellement mais votre … unité, cellule, organisation, employeur, nommez cela comme vous voudrez. Pourquoi moi en particulier et pas un autre coureur ? »

Il ne voyait pas ce choix comme une fatalité et n’avait pas de raison de s’en plaindre. Pas encore en tout cas. Mais il était d’un naturel curieux et il aimait bien avoir toutes les cartes en main pour visualiser une situation dans son ensemble.

Abraham allait finir par lui décerner une médaille à la fin de l’entretien si elle continuait de faire autant de vannes. La plupart des gens ne faisaient que la comparaison avec le président. Ce qui, en soi, était plutôt flatteur mais hormis la grande taille et le prénom, il ne pensait pas avoir grand-chose à voir avec l’un des présidents les plus aimés des Etats-Unis. Cela étant, il fallait bien avouer que la jeune inconnue apportait un petit vent de nouveauté et cela le changeait agréablement. C’était plutôt rafraîchissant.
A sa question, elle répondit tout d’abord par une petite moue, comme si elle lui avait déplu. Peut-être lui semblait-elle trop classique. Il était vrai qu’il n’avait pas fait dans l’originalité en commençant par celle-ci. Si elle s’attendait à du grand spectacle, elle allait forcément être déçu. Il avait été arraché à son jogging matinal, il n’allait pas en plus faire l’effort d’y mettre des jolies formes. Elle était là pour avoir des réponses. De ce fait, lui aussi. Rien de plus. Il ne gagnerait ni point ni bonus à envelopper l’ensemble d’un paquet cadeau et d’un ruban.

Un bref sourire passa de nouveau sur ses lèvres. Claire et concise comme réponse. Il n’aurait pas à trier ce qui était bon à garder et bon à jeter. Il s’attendait à ce qu’elle s’arrête là. Après tout, il était possible qu’on lui ait demandé de faire ça sans lui donner plus de détails. Mais non, elle avait des choses à ajouter. Ainsi donc, ce n’était pas elle qui décidait des sélections. Son rôle dans cette … association était autre. Lequel ? Celui de recueillir des avis sur les potentiels candidats comme elle le disait elle-même ? Non. Ou pas à plein temps en tout cas. Le manque de luminosité, la veste en cuir et le jean l’empêchait de la détailler comme il l’aurait aimé. Il ne pouvait juger sa musculature. Mais le choix des vêtements en disait suffisamment pour avoir une idée. Tout clamait le confort et l’aisance des mouvements. Soit la possibilité de pouvoir passer à l’action si le contexte le demandait. A partir de là, il supposait que son rôle, même s’il ne pouvait le définir pleinement, était un peu plus agité en temps normal.
Bien. Continuant sur la voie des suppositions, il aurait très bien pu tomber sur quelqu’un d’autre. Alors pourquoi elle ? L’avait-elle demandé ? Cette mission administrative lui avait-elle été affectée ? Dans les deux cas, un même dénominateur : avaient-ils un point commun, un lien qui les avait amenés à se retrouver tous deux dans cette voiture ? Ou bien simple hasard et son esprit compliquait les choses ?

« La réponse n’est pas la seule chose qui importe. Mais je pense ne pas me tromper en supposant que ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre. »

Il ne fallait pas voir dans ses propos autre chose que l’énonciation d’un fait. Toute la gamme d’émotions et de réactions par laquelle passait la personne qui devait répondre avait son importance. Le moindre détail supplémentaire avait son utilité. Que ce soit pour confirmer la véracité d’une parole … ou pour savoir où appuyer pour l’obtenir. Le contexte comptait également. D’expérience, il savait qu’interroger quelqu’un paisiblement ou le menacer pouvait tout aussi bien amener des résultats similaires que des résultats aux antipodes. Tout dépendait de l’individu qui subissait cet interrogatoire …  
Quand bien même l’américain regardait son interlocutrice alors qu’elle lui répondait, un éclat passa ses prunelles grises lorsque son cher ami Thompson fut mentionné. Le jour de sa mise à pied lui revint en mémoire comme s’il venait tout juste de sortir du hangar. Ses pensées s’égarèrent inexorablement vers ses amis et il se demanda si eux-aussi étaient en plein interrogatoire. Si tel était bien le cas, ils étaient de l’autre côté de la barrière et la tension ne devait pas être tout à fait la même …

« Je ne connais pas l’organisation non-militaire à laquelle vous appartenez mais les caprices peuvent survenir de n’importe où et de n’importe qui. J’espère que vous avez raison mais je préfère rester sur mes gardes et m’excuser si je me trompe. Par contre, je ne serai pas aussi catégorique concernant ceux qui suivent Thompson … mais là n’est pas la question. »

Il pourrait y revenir si elle le souhaitait mais cela n’avait guère d’intérêt en ce moment. Avec tranquillité et sans avoir touché aux boissons ou à la nourriture, il écouta sa nouvelle question. Ou plutôt, ses quatre questions. Pourquoi pas. Sans cesser de la fixer, il commença sa petite réponse.

« Les deux cas me semblent improbables … Pas pour cette histoire d’imprimante mais pour le fait qu’ils soient arrêtés. Je ne crois pas qu’il soit possible d’arriver à leur place sans avoir un certain nombre d’atouts dans sa manche et un intellect bien supérieur à la normale. L’un comme l’autre implique une capacité formidable à esquiver les éléments fâcheux. Et si cela arrivait tout de même, il faudrait encore avoir des preuves concernant leurs méfaits … »

Autrement dit, ce n’était pas demain la veille. Il reprit.

« Mais après tout, on peut toujours rêver. Alors soit. Que cela concerne l’un ou l’autre des leaders ne change rien pour moi. J’en pense que c’est complètement injuste et ridicule. Les victimes et leurs familles ne méritent pas ça. Il aurait mieux fallu ne pas avoir de procès. Au moins, cela aurait évité cette déconvenue et ils auraient toujours l’espoir de les voir sous les barreaux un jour. Là, puisqu’ils sont relâchés et qu’ils ne pourront pas être arrêtés pour les mêmes motifs, il faudra de nouvelles preuves pour de nouveaux faits. Autant essayer deux fois de suite de gagner au loto. Quant à ce que je fais … en tant qu’ex-militaire américain lambda, rien du tout. J’ai fait l’armée, pas une école de droit. »

Abraham marqua une pause, observant la jeune femme, se demandant brièvement comment sa réponse serait interprétée. Il ne s’attarda pas sur ce point, il le saurait bien assez tôt. Il préféra poursuivre.

« Cependant, j’en reviens à ma réponse de tout à l’heure, si les preuves sont là et qu’elles déterminent à 100% leur culpabilité … si occasion et moyens me sont fournis, il se peut que leur durée de vie soit abrégée. »

Ou la sienne puisque les approcher était loin d’être facile. Mais là encore, ce n’était pas la question. Il s’étira rapidement, faisant craquer sa colonne. Il n’avait rien contre rester immobile, il avait déjà tenu plus longtemps dans d’autres conditions. Le fait est qu’il préférait juste l’être en plein air. Cependant, s’il considérait les vitres teintées et le caractère de cette entrevue, il doutait que son inconnue accepte de continuer en marchant dans la rue.
Plutôt que de se plaindre sur ce qu’il ne pouvait pas avoir, il prit son tour de question.

« Selon vos dires, vous ne vous chargez des sélections. Hormis "j’étais la seule disponible" ou "je m’ennuyais alors j’ai dit oui", existe-il une ou plusieurs raisons quant au fait que ce soit vous, personnellement, qui soyez là dans cette voiture à prendre le petit-déjeuner avec un joggeur ? »

Il n’était pas sûr d’obtenir une réponse. Peut-être allait-il trop loin. Quelles que soient les organisations, il était rare que ses agents soient envoyés en mission au hasard selon un lancer de dés ou de fléchettes. Et il voulait savoir pourquoi c’était elle qui s’y était collée. Peut-être gâcherait-il son tour. Ou pas.

Finalement, Abraham n’avait même pas besoin de poser de questions précises. La jeune femme lui donnait des explications et des informations sans qu’il n’en demande rien. Ainsi donc régnait une forme d’indépendance pour les agents de cette organisation. Acquiesçant d’un signe de tête, il approuvait le fait qu’avoir des membres avec des caractères et profils divers amenait une certaine stabilité à un ensemble. Ces différences permettaient d’avoir des avis distincts sur un même sujet, apportant une visualisation que des personnes similaires psychologiquement n’auraient pas. Un débat devenait plus instructif, plus fouillé, plus construit. La planification d’une mission s’en voyait retournée dans tous les sens. C’était ce qui se passait pour lui chaque fois qu’Isaïah les rassemblait. C'était un tacticien hors pair mais il savait que personne n’était parfait. Chacun de ses hommes, choisis pour ses capacités et sa personnalité, avait droit de critiquer et de proposer d’autres choses, une variation, un changement. Une planification n’était jamais approuvée tant que l’un d’entre eux trouvait quelque chose à y redire. Et au fil des missions, l’efficacité de ce système avait fait ses preuves puisqu’ils en étaient toujours revenus. De ce fait, il ne pouvait qu’être d’accord sur l’imperfection et la sécurité relative qu’elle mentionnait.

Il lui sembla percevoir une certaine surprise quand il posa sa question. Peut-être la jugeait-elle sans intérêt. Peut-être pensait-elle qu’il aurait mieux fait de l’interroger sur l’organisation dont elle répondait ou bien sur le rôle envisageable qu’il aurait à jouer. Après tout, il n’était probablement pas là pour la regarder prendre son petit-déjeuner. L’ensemble des questions qu’elle lui posait semblait répondre à un schéma bien précis, lequel devait mener à un éventuel recrutement. Il pouvait se tromper. Mais c’était la seule réponse logique qu’il y trouvait. Tout était resté centré sur ses réactions, son caractère et sa psychologie. Si ce n’était pas dans ce but, pourquoi ? Le tuer ? Elle aurait eu le temps depuis le début de leur balade. Sans compter le fait qu’ils avaient parfaitement su le trouver. Il ne doutait pas particulièrement des moyens à leur disposition … Mais s’il avait raison, il aurait bien le temps d’avoir des éclaircissements par la suite. En ce qui le concernait, il aimait juste savoir avec qui il discutait.

L’américain laissa son interlocutrice prendre l’ultime petit en-cas avant qu’elle ne réponde. Apparemment, le choix d’accepter une mission ou non restait le leur. Rien n’était obligatoire. L’exécutant décidait de lui-même s’il était capable de mener cette obligation au bout. Jolie confiance de la part de l’employeur. Son ancienne unité était un peu dans le même cas. Quand une tâche leur échouait, c’est bien souvent parce qu’ils étaient le dernier recours et que les autorités supérieures avaient foi en leurs capacités. Ou bien qu’elle était trop dangereuse pour les autres unités … Double tranchant. Ils n’avaient pas droit à l’erreur. Et ce devait être la même chose dans cette organisation non-militaire.
Un autre sourire traversa brièvement ses lèvres et il ne se retint pas de faire un commentaire pendant qu’elle pianotait sur le siège en cuir.

« Mais non voyons. Vous avez accepté parce que l’occasion était trop belle pour faire des plaisanteries sur mon prénom … »

Il redevint silencieux quand elle reprit la parole, ne souhaitant pas l’interrompre. Il estimait que les femmes arrivaient à voir à travers leurs semblables, peu importe leur sexe, bien plus aisément que ses homologues masculins. Question de métabolisme, d’hormones ou de psyché, il n’en savait rien. Et il ne voulait pas savoir. Partant de là, il ne trouvait pas spécialement déplacé de la voir émettre cet avis et de la retrouver devant lui.
Chacun avait du mal avec un certain type de personne. Lui, c’était majoritairement ceux qui pensaient que tout leur était dû selon une notion parfaitement ridicule que pouvait être l’argent ou la renommée. Elle apparemment, c’était ceux qui agissent dans leur but et uniquement le leur. Dans ses propos, elle montrait une sorte d’attachement à cette institution. Etait-ce le cas de tous les membres ? Et au même degré ? Bonnes questions. Mais il les garderait pour lui celles-là.
Elle continuait de lui jeter des petits morceaux de pain sur le fonctionnement mais son attention, bien que déjà tout à elle, s’accrut à ses derniers mots. Elle n’avait pas eu de détails mais avait des doutes. Alors quoi ? Avaient-ils un lien ou non ? Intrigué, il attrapa la pochette qu’elle lui tendait. Un test ? Un exercice ? Les consignes lui parurent plutôt étranges mais il acquiesça, la curiosité l’emportant.

« C’est vous la patronne. »

L’ancien major ouvrit la pochette et commença à lire la première page comme elle le lui avait demandé. Le début lui présentait un monsieur passe-partout qui aurait pu être le voisin de n’importe qui. L’homme du 4B en somme. Sauf que la plupart du temps, les gens n’avaient pas de casier comme le sien. Ses sourcils se froncèrent au fur et à mesure de sa lecture. Et ses doigts se crispèrent progressivement alors qu’il arrivait en bas de page. Il jeta un œil à son inconnue sans la voir malgré tout et fixa de nouveau la photo de cet homme. Celui qui lui avait enlevé celles qu’il aimait. Le responsable de l’absence de son bonheur. Ses mains se mirent à trembler.  Il ferma les yeux et respira profondément. Il tenait dans les mains le dossier de l'assassin d’une partie de lui. Restant calme, tout éclat ne lui apporterait rien, il reprit le contrôle de ses doigts, les faisaient cesser de trembler. Impossible de devenir membre d’une unité spéciale si l’on n’était incapable de se maîtriser rapidement et d’avoir un self-control à, quasi, toute épreuve. La police de San Francisco n’avait pas poussé si loin l’enquête. D’autres l’avaient fait. Il rouvrit les yeux pour dévisager la jeune femme. Il n’avait pas oublié sa question.

« Ce que je ressens … de la stupéfaction sans aucun doute. Je ne pensais pas que quelqu’un se serait donné la peine de poursuivre l’enquête jusqu’à déterminer qui était responsable de la mort de mon épouse et de notre fille. De la gratitude aussi pour ceux qui ont réussi à obtenir ce résultat. Il ne changera rien à ma vie, ça ne me les ramènera pas. Quant à cet homme … »

Il regarda de nouveau la photographie et haussa les épaules. Il n’éprouvait rien si ce n’était une indifférence flagrante à son égard.

« Est-ce que je devrais le haïr pour ce qu’il m’a pris ? Probablement. Mais ce ne serait pas assez. Et quand bien même je trouverai un comparatif à la hauteur, en supposant qu’il existe, ça ne me les rendra toujours pas. Alors à quoi bon éprouver quelque chose pour un individu qui ne le mérite pas ? »

Ce même dossier lui aurait été montré dans les semaines qui avaient suivies la mort des siennes, il se serait emporté. Il le savait pertinemment, il se connaissait plutôt bien. Il n’aurait pas nécessairement couru après cet homme mais une quantité non négligeable d’objets aurait volé à travers la pièce. Cette même pièce aurait tout aussi bien pu se retrouver sans dessus dessous. Il soupira doucement. Peut-être que s’il n’avait pas eu ses parents, les jumeaux et son unité pour l’aider, c’est ce qui se serait passé. Le fait est qu’il avait eu tout le soutien nécessaire pour traverser cette épreuve. Et que c’était sans doute pour ça qu’il prenait l’événement aussi calmement.
Revenant au document, il passa à la seconde page, se demandant ce qu’il pouvait être ajouté à cela. Nouvelle surprise. Il était décédé. Et pas tranquillement pendant son sommeil s’il en croyait les photographies qui ne lui tirèrent même pas un rictus dégouté. Il s’autorisa un léger sourire et un soupir de soulagement. Cet homme, si tant est qu’une part d’humanité était toujours présente chez lui, ne nuirait plus à personne. Plus aucune famille ne serait déchirée par sa faute. Alors oui, se réjouir de la mort de quelqu’un était peut-être indécent mais dans ce cas précis, le monde ne s’en porterait que mieux. Il rendit le dossier à son interlocutrice tout en lui répondait.

« Répondre après cette deuxième page est plus simple. De la satisfaction parce qu’en fin de compte, il existe une sorte de justice. Du soulagement parce qu’il est hors d’état de nuire et ce, de façon la plus définitive qui soit. Je ne sais pas si je suis le seul à qui il a tout pris, en un sens, je l’espère parce que je ne souhaite à personne ma situation, mais en tout cas, il n’y aura personne de nouveau. Et c’est tout ce qui compte. Et enfin, malgré ce qu'il a fait, ce qu'il m'a fait, une pointe de regret. Peut-être qu’avec une famille, une éducation, des amis différents … peut-être qu’il aurait été un autre homme et qu’il n’aurait pas gâché sa vie de cette façon. Mais ça, nous ne le saurons jamais … »

Abraham laissa sa tête basculer en arrière sur l’appui du fauteuil en souriant. Il allait bien. Et il était soulagé. C’était un fait. Mais il n’intégrait pas encore totalement que c’en était bel et bien fini. Peut-être allait-il réussir à tourner totalement la page ? Un homme pouvait l’aider à y voir un peu plus clair. Cet homme s’appelait Léo et c’était son père. Il songeait déjà à l’appeler quand un détail lui revint en mémoire. Elle avait été choisie spécifiquement et elle avait quelques doutes sur les raisons. Son faible sourire disparut et il releva brusquement la tête, manquant de racler le toit. Il regarda l’inconnue et un éclat passa dans ses prunelles grises. Personne, à moins de travailler dans un domaine spécifique et ce n’était pas le cas de l’assassin, ne mourrait d’un empoisonnement radioactif aussi brutal et rapide que celui-ci. Lui aussi avait bien une idée …

« Dites-voir Mademoiselle … à tout hasard, auriez-vous des pouvoirs liés à la radioactivité ? »

Cet homme était peut-être le lien qu’il cherchait depuis tout à l’heure. A moins qu’il n’en cherche là où il n’y en avait pas et qu’il gâche vraiment sa question pour le coup.

Alors que l’inconnue lui précisait un point important suite à ce qu’il venait de dire, Abraham secoua doucement la tête de façon à lui montrer qu’elle se méprenait sur ce qu’il pensait.

« Je me permets de vous arrêter à mon tour. Si c’est ce que j’ai laissé entendre, j’en suis désolé, je me suis mal exprimé. Je n’ai pas tous les détails sur votre organisation mais j’ai bien compris, à travers vos questions, que ce genre de social n’en faisait pas parti. De la même façon, ce n’est pas ce que je recherchais en m’engageant pour l’armée. Encore moins lorsque j’ai accepté de rejoindre une unité spéciale. Nous avons des faits. Concrets, réels et immédiats. Nous nous basons dessus pour organiser nos missions. Comme vous le dites, ce qui "aurait pu être" n’a aucune importance. La seule différence, nous tenons compte de ce qui "pourrait être" puisque de cela peut aussi dépendre notre réussite. Les fameux caprices … »

Ses yeux se baissèrent sur son bras droit. Un petit bout de caprice là. Un autre par flanc. Et deux dans l’épaule. Dans chacun des cas, tout aurait pu être pire s’ils n’avaient pas envisagés ces imprévus. Et s’ils n’avaient pas fait partis des meilleurs. Savoir comment réagir est une chose. Passer de la théorie à la pratique en est une autre quand l’enfer se déchaîne autour de vous. Même si les cicatrices sur son avant-bras droit tenaient du microscopique et que seuls ceux qui savaient pouvaient les voir, elles avaient été obtenues dans des conditions bien plus chaotiques que les autres. Unanimement, l’unité classait cette mission en première position de leur classement.

« Cela étant, je ne peux renier l’éducation de mes parents. Une vie est précieuse, d’où qu’elle vienne, et je suis un éternel optimiste. J’essaye juste de voir le meilleur sous les couches de crasse. Même si cela peut sembler absurde. »

Il soupira faiblement. Ce n’était pas toujours évident que d’essayer de voir de cette façon. Mais il voulait donner sa chance à l’humanité alors il faisait avec. Il regarda la jeune femme sans ciller et reprit.

« Vous pouvez penser que ce point de vue peut m’entraver pendant mon boulot mais ce n’est pas le cas. Paradoxalement, il ne m’empêche pas de neutraliser, définitivement ou non, quelqu’un. Autrement … je n’aurai pas tenu une dizaine d’années dans l’armée. Je ne vous demanderai pas de me croire sur parole. Après tout, nous ne nous connaissons pas. Mais si vous avez toujours des doutes, vous avez mon dossier. J’imagine alors que vous avez aussi les noms de ceux qui répondront de moi. »

Il énonçait un simple constat. Il ne savait pas si elle était septique ou non. Dans un cas comme dans l’autre, il était plus que naturel qu’elle remette en cause ce qu’il pouvait lui dire. Il est vrai qu’il aurait pu lui mentir. Mais à quoi bon ? Il n’était pas là parce qu’il briguait un poste particulier. Il était là parce qu’apparemment, ils en avaient un à lui proposer s’il convenait.

L’américain se laissa couler, accordant à son esprit une dérive sereine, pendant qu’un bref coup d’œil par la vitre lui indiquait que Central Park était loin derrière depuis un petit moment. Il ne s’inquiétait pas vraiment du retour. En demandant gentiment, il se ferait ramener à son point de départ. Sinon, il lui restait toujours son moyen de transport. Ce n’est pas tout de suite que son esprit assembla le puzzle. Et la réaction fut à la hauteur.
Il observa son interlocutrice fouiller dans son sac suite à sa question. Qu’allait-elle en sortir ? Un instrument de torture ? Secouant brièvement la tête face à ses propres conneries, il reconnut un compteur Geiger. Tiens donc. Allait-il avoir droit à une démonstration ? Apparemment, s’il en croyait l’oscillation perturbée de l’aiguille, oui. Pleinement. Il rattrapa l’appareil de la main droite pour y jeter un œil rapidement. Non, il était authentique et ce n’était pas un coup d’esbroufe qu’elle venait de faire. Il sourit doucement en le lui relançant de la même façon.

« Je ne crois pas en avoir besoin. Si un événement fâcheux avait du survenir, vous auriez largement eu le temps. Et vous n’auriez pas eu besoin de me faire monter dans cette voiture. Si je crains quelque chose, il ne viendra pas de vous directement mais plutôt de l’extérieur. »

Il détourna la tête pour regarder par la vitre. Le bitume défilait toujours. Il n’y avait que dans les films où une attaque surprise survenait au moment où l’un des personnages tenait ce genre de propos. Il reporta son attention sur la jeune femme.

« Puisque vous ne m’avez pas posé de questions, je prends votre tour. Allons-nous quelque part en particulier ? Ou bien fallait-il juste rester en mouvement pour éviter je-ne-sais-quoi ou qui ? »

Abraham acquiesça tranquillement. Cela ne l’étonnait pas vraiment. Si elle le jugeait apte et qu’il disait oui à un quelconque quelque chose, une destination genre quartier général, base ou tout bâtiment de cet acabit pouvait être envisagée. Si finalement, il ne lui convenait pas ou s’il disait non, c’était retour à la maison. Ou au plus près en tout cas. Mais tant qu’elle n’était pas sûre, elle n’allait certainement pas lui donner une telle information.

Lorsqu’elle reprit la parole, son ton avait légèrement changé. Elle n’avait pas non plus une voix radicalement différente mais il percevait un petit quelque chose qui n’y était pas avant. Une pointe de détermination peut-être. Il l’écouta, ses yeux fixant ceux de son interlocutrice. Ainsi donc, avant même d’être admise au sein de cette association qui ne semblait figurer sur aucun registre, mademoiselle n’était pas restée inactive. Comme elle était toujours de ce monde pour en parler, c’est qu’elle le faisait bien … et comme elle était toujours libre, c’était bien une preuve supplémentaire de ses capacités. Qu’elles soient liées au côté investigation, comme le prouvait en plus le dossier qu’elle lui avait fait lire précédemment, ou au côté intervention. Il avait en face de lui une femme tout ce qu’il y a de plus opérationnel. Sans la connaître, il l’appréciait déjà plus qu’un certain nombre de gens qu’il avait pu croiser à titre personnel ou professionnel.

Un mince sourire étira ses lèvres quand elle mentionna un passé relativement plat ainsi que l’absence apparente de compétences sur l’assassinat et l’espionnage. Officiellement, elle avait raison. Officieusement un tout petit peu moins. Elle avait réussi à avoir accès au contenu de certains de ces dossiers, c’était tout à son honneur, mais d’autres en revanche n’étaient indiqués … nulle part si ce n’était dans la tête des intéressés. Il allait la reprendre pendant qu’elle finissait de vider son verre mais elle fut plus rapide que prévue.
Il fut un peu surpris par ses propos. Elle n’avait peut-être pas réussi à tout obtenir de son dossier mais tout de même. Que croyait-elle ? Que son unité se faisait livrer un plan tout beau tout propre, qu’ils sautaient dans leurs rangers et qu’ils partaient en mission main dans la main et la bouche en cœur ? Hormis envisager de sauter dans les rangers, mais ce n’était pas le plus simple pour les mettre, ils avaient essayé, il ne fallait pas rêver.
Le jeu de mots, plutôt bien vu et de mémoire on ne lui avait jamais sorti, contrastait avec non seulement le ton employé mais aussi la sévérité de son regard. Il le soutint sans ciller. Il en avait l’habitude. Au lieu de lui répondre de suite, il se contenta de poursuivre la même occupation, à savoir continuer de la regarder sans bouger d’un iota. Si physiquement, excepté un mouvement lent du diaphragme, il s’apparentait à une statue, son esprit avait lui décidé d’aller voir à droite à gauche. Qui était-elle vraiment ? Comment en était-elle arrivée là ? Non qu’il désapprouve ses activités, il était juste curieux.  Avait-elle été entrainée dans ce but dès son plus jeune âge ou n’était-ce qu’une suite de choix, logiques ou non, forcés ou pas, qui l’avait menée ici ? Avait-elle fait d’autres recrutements que le sien ? Depuis combien de temps elle-même était membre de cet ensemble fantôme ? Qui l’avait recrutée ? Combien de membres y avait-il au total ? Il ne pariait pas sur un petit chiffre puisqu’ils étaient déjà trois rien que pour un entretien. Mais en tant qu’exécutants, combien ? Deux ? Dix ? Cinquante ? Quelles étaient les limites de leurs moyens ?  Et quels étaient-ils réellement ? Qui était au courant de leur existence ? Stop.
Il cligna simplement des yeux. Il ne servait à rien de s’emballer de la sorte, surtout quand une grosse partie des questions n’auraient pas de réponses. Immédiates ou non d’ailleurs. Il revint sur ce qu’elle avait dit. Attendait-elle qu’il lui apporte des détails sur ces points précis ou souhaitait-elle simplement une réponse à sa question ? Il pencha légèrement la tête sur la droite, comme pour évaluer ses options. S’ils étaient amenés à travailler ensemble, il aimait autant partir sur de bonnes bases. Il reprit comme si de rien était.

« Avant de répondre à votre dernière question, je me dois d’apporter une petite nuance à l’un de vos propos. Il est vrai que mon dossier ne contient officiellement aucun entrainement spécifique à l’assassinat ou à l’espionnage. A votre décharge, l’officieux non plus. C’est bien l’une des caractéristiques du côté clandestin de nos activités. Elles ne sont pas toutes rapportées sur un bout de papier ou dans une base de données. Si ces détails n’impliquaient que moi, je consentirai à vous donner ceux dont vous avez besoin. Comme c’est loin d’être le cas, comprenez que je me refuse à vous en faire part. Cependant, vous avez raison, ce sont des opérations compliquées. Ce n’est pas en claquant des doigts que cela se met en place. Si c’était le cas, nous n’aurions pas cette conversation puisque mon unité n’aurait jamais eu lieu d’être. Entre vous, votre organisation, et nous, mon ancienne équipe, l’échelle est différente, la finalité quelque peu aussi dans certains cas mais l’un dans l’autre, le raisonnement et l’élaboration sont les mêmes. Il existe une cible, humaine ou non, et il faut l’atteindre en tenant compte d’un certain nombre de paramètres. Le résumé est peut-être assez simpliste mais, arrêtez-moi si je me trompe, il me semble on ne peut plus juste. »

L’américain marqua une légère pause, juste le temps de se masser la nuque, avant de continuer.

« Vous n’êtes en rien obligée de me croire quand je vous parle de mes compétences ou quand je dis connaître la complexité de ce genre d’opération. J’espère juste avoir l’occasion de faire mes preuves pour que vous en soyez convaincue. »

Entendre était une chose, y croire en était une autre. Il n’était pas du genre à tenter d’influencer de quelques manières que ce soit. Il énonçait ce qui, pour lui, était un fait. Tant qu’il avait une chance de pouvoir défendre ses propres mots, cela lui suffisait. Sans ciller, il lui apporta la réponse à sa question.

« Quant à savoir si je suis prêt à aller jusqu’au bout … la réponse est simple Mademoiselle. Oui. Mais par contre … poursuivit-il avec un petit sourire en coin je n’ai toujours pas l’habitude que l’on me donne du Monsieur. »

Après ses propos, Abraham remarqua que la jeune femme ne semblait pas les apprécier. Mais étaient-ce ses dires qui étaient directement concernés ? Ou plutôt ce qui en découlait ? Comme par exemple le fait qu’elle ne savait pas tout ce qu’il avait pu faire ? Peut-être faisait-elle partie de ces gens qui aimaient tout savoir ? Si c’était bien ça, elle allait devoir apprendre à faire avec. Excepté si elle pouvait lire dans ses souvenirs, il ne dirait rien. Mais de cela, il aviserait en temps voulu si elle revenait à la charge. Il n’était pas étranger à cette envie de savoir. Lui-même préférait disposer d’un certain nombre d’informations, que ce soit pour décider ou planifier quelque chose. Tout ce qu’il fallait, c’était de ne pas paniquer si l’une d’entre elles venait à être erronée après décision. S’avoir s’adapter et réagir en conséquence. En général, plutôt rapidement sous peine d’y laisser un morceau. L’armée lui aura au moins appris à faire fi des imprévus pour les intégrer pleinement sans se laisser emmerder. Il secoua brièvement la tête pour classer ce point dans un coin et revint au moment présent.

« … vous avez fait mieux. J’en suis un peu déçu. Mais si ça vous amuse tant que ça … alors soit. Faites donc. Je ne crois pas être en mesure de vous interdire de le faire de toute façon ... »

Il n’était pas blasé. Il énonçait une nouvelle fois un fait. Il était clair qu’il n’avait aucune autorité sur elle. Il n’était ni de sa famille, ni de ses amis. Rien du tout. Juste une recrue potentiel et rien de plus. Un collègue si elle se décidait en sa faveur. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle tiendrait compte de ce qu’il pourrait dire. Si elle était convaincue de ses capacités, peut-être bien. Peut-être qu’un jour, le terme « amis » aurait un sens. Pas pour l’instant en tout cas. Chaque chose en son temps.
Son soupir lui tira un haussement de sourcils, se demandant ce qu’il pouvait bien se passer dans cette caboche féminine. Il allait lui poser la question quand la réponse vint à lui avant qu’il en ait le temps. Apparemment, la balance avait fini par pencher en sa faveur.

« C’est une manie de mettre les quartiers généraux secrets au milieu des montagnes ? demanda-t-il plus pour lui-même qu’autre chose avant de poursuivre tout en regardant au dehors L’extérieur de l’état … vous savez à quelle distance à peu près de Central Park ? »

La question pouvait paraître anodine mais pour l’américain, c’était loin d’être le cas. Il ne cherchait pas à déterminer l’emplacement exact de cette base. Ça, il s’en foutait royalement. Tout ce qu’il souhaitait déterminer, c’était s’il pouvait ou non s’y rendre sans désagrément. Si elle était à moins de 200 kilomètres, c’était tout bon. Si c’était plus … il espérait que ce ne soit pas vraiment plus. Arriver au boulot en ayant mal au crâne ou envie de prendre une aspirine n’était pas nécessairement du meilleur effet.

« Concernant la visite, je pense qu’il va me falloir un peu plus de temps que la moyenne … cela étant … il est possible de faire le principal maintenant et je m’occuperai de la finition plus tard. »

Il n’avait pas précisé sa pensée mais elle devait être au courant de son pouvoir. Si elle voulait des détails, elle n’aurait qu’à les lui demander. Il fallait qu’il ait physiquement mis les pieds dans un lieu avant de pouvoir s’y téléporter. Plus il verrait de la base, plus il serait à même de s’y balader un peu partout sans avoir à emprunter les couloirs. Mais avant de tenter l’expérience, il lui faudrait savoir s’il n’y avait pas de dispositifs qui l’empêchaient. Autant éviter tout problème. Il releva les yeux vers elle.

« Non pas que cela m’ennuierait, au contraire, mais c’est vous qui vous chargez de cette visite ou vous me refilez à quelqu’un d’autre ? »

Le militaire n’était pas du genre asocial fermé contrairement à ce que l’on pouvait croire de lui mais il aimait autant se retrouver avec des personnes qu’il, à défaut de les connaître, appréciait. C’était le cas de son inconnue même s’il ne l’avait rencontrée que quelques heures auparavant. D’ailleurs, il y avait ce point aussi qu’il voulait résoudre.

« Vous connaissez le mien mais ai-je le droit de connaître votre prénom à mon tour ? Cela m’éviterait de vous désignez comme une entité inconnue avec deux mèches blanches. »

Et puis, il aimait vraiment savoir avec qui il discutait.

Finalement, elle avait tenu compte de sa question sur l’emplacement. Abraham n’en avait pas attendu spécialement de réponse. Elle tenait plus de la rhétorique, de la remarque qu’autre chose. C’était juste que s’il avait lui-même à choisir la localisation d’un QG, ce n’était pas ce lieu qui l’aurait emporté. Mais comme son avis n’entrait pas en ligne de compte de toute façon … Il sourit doucement quand elle mentionna le nom exotique de l’organisation.

« J’ai participé à un certain nombre d’opérations et une bonne majorité des noms était bien plus folklorique que celle-ci. Sans parler des noms de code … Pour moi, elle est quasiment normale comme appellation. Et puis, je l’assimile surtout à l’un des modèles d’hélicoptères dont nous disposions. Jolie machine d’ailleurs. Une merveille à piloter si j’en crois les propos que me tenait notre chauffeur personnel. »

Will. A croire qu’il était né avec des commandes dans les mains et des pédales sous les pieds. Il ne l’avait jamais vu échoué au pilotage de quoi que ce soit. Hormis sa vie sentimentale peut-être bien. Mais tant que ça disposait d’un moteur et que c’était mécanique … Chaque véhicule, terrestre, aérien ou naval, passait presque pour un jouet entre ses mains tant cela lui semblait facile et aisé. Par contre, il était sûr qu’il fallait avoir le cœur bien accroché et confiance en ses talents. Il fallait bien avouer … il avait rendu ses tripes les premières fois. Maintenant, il pouvait piquer un roupillon sans sourciller ni frémir.

« Je suis bien d’accord que le côté désert humain facilite les choses. Et puis, une montagne est bunker naturel … dit-il en acquiesçant à ses dires Elle fait gagner du temps côté construction et renfort. Mais c’est justement pour ces deux raisons que, si j’avais à chercher un QG ennemi, je commencerai par les zones montagneuses sensées être vides. La moindre erreur et c’est toute une planque qui devient inutile. Ceci dit, si celui de l’organisation tient toujours debout, c’est qu’il a fait ses preuves j’imagine et qu’en tant que petit nouveau, je ne suis pas spécialement le mieux placé pour faire des remarques. »

Lors de certaines missions, son unité avait été plus rapide que prévue uniquement parce leurs cibles n’avaient pas été capables de se dissimuler avec un minimum d’intelligence. Le feu de camp en pleine forêt vierge de présence humaine n’était pas la meilleure des façons de rester discret.

« Mais je peux toujours poser des questions pour éviter de dire n’importe quoi. Le QG a toujours été ici ou il a déjà été déplacé ? Que ce soit pour raison urgente parce qu’il avait été repéré ou pour raison pratique comme le manque d’espace. Quelle est la structure ? Je veux dire, il n’y a que celui-ci et tout est concentré là ? Ou bien il y a juste les éléments communs ici et d’autres bases, plus petites par exemple, sont disséminées un peu partout ? »

A titre personnel, il préférait les localisations éclatées. Question de sécurité. Il s’interrompit dans son flot de questions. Il avait aussi des questions sur la sécurité mais il serait probablement briefé à ce sujet en arrivant. Et si ce n’était pas le cas … il demanderait à être renseigné. Il reprit suite à sa réponse sur la distance.

« Effectivement, 90 kilomètres ça reste dans mes cordes. Vous n’aurez pas à vous soucier de mon retour. A moins qu’il n’y ait quelques éléments qui empêchent la téléportation depuis le site. déclara-t-il en la regardant Est-ce le cas ? »

L’américain murmura un simple « dommage » en russe, sa tête pensant toujours un peu à Will lui faisant faire un petit détour par son pays natal, quand elle lui annonça que ce ne serait pas elle qui serait son guide. Tant pis. Après tout, il aurait l’opportunité de croiser d’autres personnes. En soi, ce n’était pas si mal. Surtout s’il considérait le haussement de sourcils à sa question. Il avait l’impression d’avoir demandé la lune. Il écouta sa réponse, curieux, qui était plus que claire. Les familiarités n’étaient pas vraiment les bienvenues. Au moins, il était averti. Mais cela allait le changer radicalement de ce qu’il avait connu. De plus, il obtenait d’autres informations. Il reprit, sa voix devenant plus neutre qu’auparavant.

« Très bien, j’en prends note madame. »

Si elle ne voulait pas être appelée et qu’ils n’étaient pas amenés à bosser ensemble ni même à se recroiser, autant se désolidariser tout de suite. Il poursuivit dans la foulée sans faire de pause.

« Par "seul et unique supérieur hiérarchique", vous sous-entendez qu’il n’y a qu’à lui que j’aurai à rendre des comptes ? Qu’il est le seul à qui je ne puisse refuser d’obéir à un ordre direct ? Ou ce statut implique d’autres choses ? Vous avez également dit que si tout se passait bien, nous ne nous reverrions pas. Est-ce que j’aurai l’occasion de croiser d’autres agents ou c’est "chacun pour soi et moins on en sait, mieux on se porte" ? Dans le même ordre, les missions se font donc toujours en solo ? Ou certaines en groupe sont possibles pour un objectif particulier ? »

En une dizaine d’années dans l’armée, jamais il n’était parti seul en mission. Non pas que celui-là ne lui pose un problème particulier. Il savait être autonome et ne dépendre que de lui. Il n’avait juste … pas l’habitude. L’adage "l’union fait la force" n’avait jamais eu autant de sens que lorsqu’il était membre de l’unité d’Isaïah. Peut-être que le plus dur à supporter serait justement cette absence. Une de plus. Il haussa les épaules à sa question.

« Nous vivons dans une drôle d’époque madame. J’imagine qu’à force, ça doit déteindre. Quant à la raison de ma question, aussi étrange soit elle à vos yeux, elle est très simple. J’ai toujours eu du monde autour de moi. Que ce soit à titre personnel ou professionnel. Des gens qui me connaissent, que je connais, en qui j’ai confiance et sur qui je peux compter en toute occasion. Des gens à qui je confierai ma vie sans la moindre seconde d’hésitation. »

Peut-être qu’elle ne saisissait pas ce qu’il voulait dire, ce que cela impliquait pour lui. Mais il ne lui demandait pas de comprendre. Ni même d’essayer. Il se remit à regarder par la fenêtre, sans chercher à détailler le paysage, observant juste le flou créé par le déplacement du véhicule.

« Au final, madame, c’est juste que j’aime à savoir avec qui je suis. »

L’américain sourit doucement dans son coin alors que son regard se portait sur la jeune femme quand elle-même, avec un amusement visible, commença à répondre à ses questions. Hey, après tout, elle avait dit qu’il pouvait y aller. Il n’allait tout de même pas se priver de ce droit ! Cela serait plutôt stupide …
En silence, il mémorisa les réponses qu’elle acceptait de lui donner. Par curiosité, il aurait tout de même bien aimé savoir si le quartier général avait déjà été déplacé. Et découlait de cette interrogation un certain nombre de nouvelles. Combien de temps cela avait pris ? Combien d’hommes et femmes étaient concernés ? Que ce soit en tant qu’évacués ou qu’aides à ladite évacuation ? Quelle quantité de matériel était impliquée ? En cas de fuite, y avait-il eu des pertes humaines ou logistiques ? Si oui, à quelle hauteur ? Plus prosaïquement, existait-il une procédure définie en cas … d’alerte ? Il haussa les épaules pour lui-même, rangeant son enchainement interrogatif dans un coin de sa tête, tout en continuant d’écouter Pulsar, comme elle s’était présentée elle-même.
Il acquiesça d’un signe de tête, approuvant ce qu’elle venait d’énoncer concernant la fragmentation des informations.

« Je suis d’accord avec vous sur l’éclatement des ressources, humaines ou non. Mais il est vrai que je ne pense pas encore à l’échelle de l’individu. Considérant que les agents sont ailleurs … effectivement, attaquer la base reviendrait simplement à avoir une grosse épine dans le pied. Rien qui ne serait trop embarrassant. »

S’il n’y a que des éléments administratifs et matériels … les pertes seraient limitées. Ou jugées comme acceptables par la hiérarchie, qu’il soit d’accord ou non sur le principe. Mais ce n’était pas à l’ordre du jour. Il prenait lentement conscience du fait que travailler en équipe n’était plus d’actualité. C’était lui. Lui tout seul et personne d’autre. Personne à épauler. Personne à couvrir. Personne à ramener si ce n’était sa propre carcasse. Il soupira vaguement avant d’entendre ses derniers mots. Un bref rire passa ses lèvres.

« Oui, je me doute bien que tout est très contrôlé si c’est une ancienne zone militaire … c’est à croire que les deux mots vont toujours ensemble, où qu’ils aillent. J’imagine qu’apparaître sous le nez des sentinelles est à éviter. Quand bien même je serai déjà reparti avant qu’ils n’aient le temps de tirer … »

Abraham ne pêchait pas par orgueil. Il s’était entraîné spécifiquement à ça. Pas à balles réelles, soit. Il n’était pas suicidaire non plus et le concept même d’un entraînement était justement de s’améliorer en comblant ses lacunes, pas d’en mourir en essayant. Mais à coup de billes de peinture, si. A en avoir des bleus énormes quand il se les prenait tout en étant à cinquante centimètres de ses équipiers. L’idée était simple : il se téléportait devant Isaïah, Will, Jake ou Tadeki qui eux étaient armés de marqueurs. A lui d’esquiver les billes. Un paintball spécifique en somme. L’unité savait que leur téléporteur allait apparaître devant eux. Il y avait toujours un élément de surprise puisqu’ils ne savaient pas quand exactement, mais il était minime. S’il faisait la même chose devant des gardes non-informés … il pouvait passer pour une hallucination qui durait une seconde tout au plus.

« Concrètement, si nous partons du principe que vous avez les informations justes, soit l’absence de protections contre la téléportation, est-ce que je peux aller et venir à ma guise sans passer par la station d’accueil et son inévitable registre ? Ou, dans un souci de suivi, sécurité et tout ce qui s’en suit, il est préférable que je me téléporte à l’extérieur et que je m’identifie en bonne et due forme avant de mettre un pied à l’intérieur ? »

Il se plierait aux règles existantes mais d’un point de vue personnel, il préférait ne pas avoir à se montrer à l’extérieur. Côté discrétion, il y avait mieux. Et surtout, question vitesse, il serait tout aussi rapide pour lui d’arriver directement à l’intérieur, de vaquer à ses affaires et d’en repartir dans la foulée.

Ainsi donc, il n’avait véritablement qu’un seul supérieur. Shinobi. Fallait-il jouer la carte du cliché et imaginer un japonais qui avait élevé la discrétion et la furtivité au rang d’Art ? Ou alors, c’était juste un surnom qu’il fallait voir comme un faux-ami et ne pas tenter d’en percer le mystère. L’un dans l’autre, s’il était l’agent 1, mieux valait probablement ne pas avoir à le vérifier. Et il ne pouvait divulguer ce qu’il ne savait pas. Pulsar poursuivit, lui faisant bien comprendre que la camaraderie n’était pas franchement incluse dans le package. Très bien. Il avait enregistré le message, ce n’était plus la peine d’enfoncer le clou ou les portes ouvertes. D’un point de vue sécurité, il admettait volontiers que c’était bien pensé. Encore une fois, il était impossible de répéter des éléments que l’on ignorait. S’ils ne se connaissaient pas, il y avait peu de risques de voir un agent débarquer pendant la mission d’un autre, la faisait capoter par la même occasion. Autre organisation, autres conceptions. Il lui fallait juste un petit temps d’adaptation.

« Je ne crois pas que l’on puisse appeler ça de la déception, madame. C’est juste un autre mode de travail. Il est différent de l’ancien, rien de plus. Nous pourrons parler de déception quand j’aurai vraiment commencé et un minimum d’expérience. Avant ça, je pense qu’il serait prématuré de prétendre quoi que ce soit. »

Le soldat n’était pas du genre à vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tuer. Tout comme il n’aimait pas émettre d’avis sans avoir un minimum d’informations. Pour le coup, il réservait son jugement. Il suivit son regard à l’extérieur, notant à son tour la présence des petites fermettes. Au milieu de nulle part. Sans troupeau ni champ entretenu aux alentours. Il sourit doucement. Il n’était pas né de la dernière pluie.

« Puisque l’on parlait discrétion … au vu de l’environnement, je ne sais pas si cette voiture en est le summum, madame. Même si je dois bien avouer qu’elle est confortable. dit-il en caressant le cuir du bout des doigts avant de poursuivre Question subsidiaire : si je vais frapper à l’une de ces petites bicoques … vais-je y trouver un brave paysan en bottes ou un homme armé ? »

La remarque, ou mise en garde, tout dépendait du point de vue, de Pulsar était sensée. Nul doute sur ce point. En ce qui le concernait, Abraham voyait ça comme de nouvelles potentialités d’entrainement. Il lui fallait juste savoir s’il avait le droit de détourner les sentinelles de leur mission première ou non.

« Je ne serai plus de ce monde si je n’étais pas méfiant. Et je ne tiens pas particulièrement à exhiber mon pouvoir de cette façon. Certains atouts doivent rester dans les manches. Par contre, leur profil m’intéresse à titre professionnel. Croyez-vous qu’il me soit possible de m’entraîner avec eux ? »

Ou peut-être que c’était chacun pour soi dans tous les domaines. Cependant, s’il pouvait s’améliorer tout seul en ce qui concernait la distance parcourue ou le poids transporté, se téléporter rapidement avec des contraintes spécifiques et surtout humaines, c’était tout de même un peu plus compliqué en étant isolé. Avec son ancienne unité, il finissait par connaître leurs réactions malgré toute l’inventivité dont avait fait, faisait et pouvait faire preuve Isaïah. Du sang neuf ne pouvait pas être une mauvaise chose si sa demande était valide …
Concernant sa téléportation intra ou extra muros, il écouta la réponse de la jeune femme avec attention. Petit nouveau, il ne tenait pas à se faire remarquer dès le début. Ou, même s’il ne courrait pas après la gloire et la reconnaissance, pas ainsi en tout cas.

« Oui, je pense pouvoir surmonter l’épreuve des trente mètres supplémentaires ! répondit-il en souriant brièvement avant de poursuivre Il faudra juste prévenir les gardes. Ce n’est pas je ne doute pas de leurs capacités, d’autant moins après vos précisions. Mais je ne préfère pas courir le risque inutile de me prendre une balle précoce ou tout autre pouvoir dans les dents. Par sécurité, peut-être que je n’apparaîtrais pas juste devant la porte mais un peu plus loin … histoire qu’ils aient le temps de m’identifier. Après … commença-t-il d’un ton qui devenait absent progressivement il est peut-être aussi judicieux de convenir d’un point d’arrivée spécifique. Peut-être aussi envisager un roulement de ce même point, pour éviter les habitudes et compliquer les choses à d’éventuels observateurs … »

Se rendant compte que son esprit se tournait vers les détails pratiques, merci les automatismes à deux doigts d’être inscrits dans ses gênes, il s’interrompit et secoua doucement la tête. Chaque chose en son temps. Et il était envisageable que Pulsar ne puisse même pas lui répondre. D’un autre côté, elle n’était pas spécifiquement concernée. Elle pouvait tout aussi bien n’en avoir rien à faire. C’était à lui de régler ça … il y aurait bien quelqu’un sur la base qui pourrait le renseigner. Sinon, il verrait ça directement avec les intéressés.

Compte-tenu de ses propos, l’américain trouvait qu’elle ne semblait pas faire grand cas d’une quelconque vie sociale. Peut-être faisait-elle partie de ceux qui se complaisaient très bien tout seul. Que son hypothèse soit juste ou non, cela ne le regardait pas. Chacun sa vie. Ils n’avaient pas la même conception de la chose. Pour lui, le "à côté" ne tenait pas de la camaraderie. Ce terme englobait uniquement les collègues avec qui il travaillait. Ce qui, s’il en croyait ce qu’elle avait dit, ne concernerait personne ici. Excepté peut-être les sentinelles s’il était approuvé. Mais c’était bien tout. Lui, "à côté", ce n’était ni plus ni moins qu’une part entière de sa vie. Il ne pouvait pas concevoir d’exclure ses parents, sa famille ou ses amis. Ce serait comme l’amputer. Ils étaient l’un des piliers de sa vie.

« Je compte bien continuer de voir ceux qui me sont chers. J’ai de la chance, ils sont concentrés à San Francisco. Et j’ai le temps de trajet pour moi. Je ne vais pas nier que cela aide grandement. »

Tout comme il était vrai qu’il ne pouvait pas forcément discuter tout de suite en arrivant. Tout dépendait de son point de départ sur le globe. Mais c’était pinailler sur les détails. Par habitude, il prévenait toujours ses parents d’un laconique « j’arrive ». Il ne voulait pas faire irruption au milieu du salon s’ils n’étaient pas tout seul. Ce ferait plutôt mauvais effet. Sans compter les conséquences qui en découleraient. Quant à ses meilleurs amis … un petit coup de fil alors qu’il était déjà sur place faisait amplement l’affaire. Les jumeaux n’étaient pas dupes sur son moyen de transport.

Il ne revint pas sur les gardiens champêtres. Il espérait juste qu’ils savaient manier la fourche et qu’ils avaient quelques notions de base de l’agriculture afin d’être crédibles. Dans l’absolu, il … son esprit perdit le fil quand, après un virage qui ne payait pas de mine, il commença à apercevoir une entrée de hangar dissimulée à flanc de montagne. Il sourit lentement puis laissa échapper un éclat de rire. Il s’en excusa aussitôt auprès de la jeune femme.

« Pardon, désolé … des clichés … ne faites pas attention à moi. »

Il était clair qu’il avait abusé des séries de science-fiction quand il était plus jeune. Et qu’il abusait toujours sur la SF en termes de lecture. Non mais … sérieusement ? Son imagination faisant le reste, il ne manquait plus qu’un tunnel et l’inscription « Cheyenne Moutain Complex » pour s’y croire vraiment. Il réprima de nouveau un rire pendant que la voiture s’engageait à l’intérieur du hangar.
Alors qu’elle sortait de la voiture, le soldat fit de même, ravi de pouvoir étirer pleinement son mètre 92. Geste qui provoqua deux ou trois craquements disgracieux dont il ne tint pas compte. Si ses pieds esquissaient de façon plus ou moins automatique quelques pas, ses yeux se mirent à observer avec une attention accrue tout ce qu’il pouvait y avoir dans cet espace ouvert. Et c’était bien ce dernier mot qui définissait le mieux l’endroit. Véhicules motorisés côtoyaient les bureaux métalliques, tous deux à portée de vue de ce qui semblait être une armurerie et l’ensemble était parcouru par des agents de tous les horizons. Il pouvait d’ores et déjà oublier la téléportation discrète dans un coin. Il n’y en avait pas vraiment. A part l’ombre d’un présentoir d’armes à la rigueur …
Rapidement, son regard finit par tomber sur les deux rares éléments qui ressemblaient à une séparation. D’ici, cela ressemblait à des portes même si la seconde semblait plus particulière. La distance ne lui permettait pas de voir les détails. Et si on lui faisait visiter les lieux, il le verrait bien assez tôt. Mais, étrangement, il doutait d’avoir accès aux zones délimitées par ces mêmes portes. Il hocha la tête envers Pulsar quand celle-ci revint à ses côtés.

« Effectivement, ça ne ressemble pas à ce que j’avais envisagé. Enfin, pas l’intérieur en tout cas ! précisa-t-il en évitant de rire J’y avais vu plus de salles et plus de couloirs formant une sorte de dédale. reprit-il tranquillement C’est clair que le temps de visite va être considérablement diminué … je vais passer plus de temps sur les détails administratifs. Mais bon, c’est souvent le cas quand il s’agit d’organisations. Par contre, j’ai l’impression que ça annule ma question de l’entrainement sur place … »

En plus du labyrinthe de couloirs, il avait aussi imaginé quelques salles d'entraînements et des champs de tir. Tant pis. Il lui faudrait juste rejoindre un centre de tir pour éviter de perdre la main. Laissant ses yeux divaguer encore un peu, il regarda ensuite la jeune femme.

« Alors … c’est ici que nos chemins se séparent ? »

Abraham réprima un sourire quand il vit Pulsar hausser un sourcil avant de buter légèrement sur les mots qu’elle prononçait. Une colle, une ! C’était peut-être très bête, voir complètement immature, mais ça lui faisait plaisir de voir qu’elle pouvait être surprise. Il n’avait pas cherché à la piéger, loin de là, ni même à la provoquer mais le fait est que cette réaction lui plaisait bien.

« Il ne fallait pas tenir compte de mes dernières remarques, ce n’était pas pour vous particulièrement. Prenez-les comme des réflexions à voix haute. Rien de plus. Je verrai tout ça directement avec les concernés, tout le monde y gagnera du temps. »

Toutes ses réflexions ne passaient pas par le chemin oral. Mais c’était bien souvent le cas lorsqu’il réagissait à ce qu’on venait de lui dire. Lorsqu’il attendait des retours, il le faisait consciemment, histoire que ces interlocuteurs suivent son cheminement et ne soient pas pris au dépourvu. Ou moins que s’il lançait un pavé dans la mare en tout cas. Dans le cas présent, il n’attendait rien de spécifique de la part de la jeune femme assise avec lui. Pas sur ce point-là en tout cas.

Alors qu’il avait déclaré avoir un avantage certain en temps de trajet, il avait vu son interlocutrice devenir songeuse. Se demandait-elle ce qu’elle ferait si elle avait son pouvoir ? Probable. Ceux qui étaient au courant de sa capacité de transport le faisaient souvent. Une chance sur deux pour qu’elle ne déroge pas à la règle. Mais bien souvent, ils oubliaient les inconvénients. Le fait d’avoir déjà dû passer dans un lieu avant de pouvoir y aller refroidissait rapidement ceux qui auraient envisagé de voyager aux frais de la princesse. Tout comme les désagréments physiques qu’ils mettaient joyeusement de côté. Malheureusement, la téléportation n’était pas toujours une partie de plaisir … pour lui en tout cas. Il n’avait jamais cherché à savoir s’il existait des variations de son pouvoir. N’avoir besoin que de coordonnées, ne pouvoir le faire qu’une fois par jour mais sans limitation de distance … ou même plus simplement, subir une altération physique au départ et à l’arrivée, émettre un bruit particulier … Après tout, rien ne confirmait que tous étaient comme lui. Ou lui comme eux. Mais il doutait de trouver un ouvrage à ce sujet.

Tout à ses pensées, les yeux perdus dans le vague de l’extérieur, son propre éclat de rire le fit sortir de sa torpeur et il reprit après Pulsar.

« Même culture ! En un sens, je suis rassuré de ne pas être le seul à qui tout ceci rappelle l’accès au Stargate Command … mais vous avez raison pour la crédibilité de quelqu’un qui déclarerait connaître tout ceci. Plus les propos sont énormes, exagérés moins on y croit. Généralement en tout cas. Après, tout dépend de la présence d’un détecteur de mensonges. Ou d’un pouvoir ayant le même effet. »

Il avait conclu ses mots en haussant vaguement les épaules. Si un appareil ou une capacité permettait de discerner le vrai du faux, le vu de l’imaginé, même les noms clichés n’y changeraient rien. Restait à éviter de subir un interrogatoire de ce genre.

Ses yeux s’étaient baladés allègrement dans toute la pièce, lui offrant alors la possibilité de revenir à n’importe cm² des lieux tant qu’il le visualiserait de façon assez précise. Et fatalement, ils étaient retombés sur la demoiselle. Elle lui avait dit qu’elle ne s’occuperait pas de la suite. Elle lui confirmait dès à présent en répondre par l’affirmative tout en lui dévoilant la suite du programme. Il hocha lentement la tête avant de reprendre, un demi-sourire aux lèvres.

« J’espère que vous vous trompez. Je n’aime pas les fast-foods mais c’est quand vous voulez pour un resto. Vous savez où me trouver de toute façon ... puis, la voyant faire demi-tour pour rejoindre un bureau probablement, il ajouta, amusé Et merci de ne pas avoir vendu mes organes au Mexique ! »

Il la suivit encore un peu des yeux avant d’être interpellé, plusieurs fois parce qu’il ne réagissait pas encore à son numéro, à son tour.

« Agent 42, vous voulez bien me suivre pour que je vous briefe sur quelques points ?
- Après vous … »

Nouvelle vie ? A voir …