Un tiers vaut mieux que deux. L'aura, ou l'aura pas ? [PV Ben Ashfield]

Une fois n'est pas coutume, Ben était habillé plus discrètement que la personne qu'il devait rejoindre. Basket et jean, tee-shirt clair... En dehors de ses lunettes préférées et de son borsalino assorti, le reste de sa tenue était curieusement sage, en tout cas venant de sa part. Sans doute une nouvelle lubie Ashfieldienne mais définitivement pas assez excentrique pour vraiment contrer son pouvoir, il fallait plus que quelques accessoires d'un rose criard pour attirer le regard du pékin moyen.

Ce constat fait, ça n'avait pas l'air de perturber le photographe outre mesure. Il gambadait dans les rues newyorkaise comme un lapin de Pâque sous acide, s'arrêtant en moyenne toutes les deux minutes sur à peu près tout mais surtout n'importe quoi. Dire qu'il avait oublié son rendez-vous aurait été faux... il avait juste un peu de mal avec le concept d'impératif temporel, négligeant sans doute le fait qu'il n'était pas assez à l'écart du monde pour échapper à l'emprise d'une horloge. Et pourtant, le projet l’intéressait. On aurait pu croire le contraire, à le voir penché, très concentré, sur l’avancée laborieuse d’un scarabée au milieu du trottoir, au lieu de courir vers son lieu de rendez-vous (il était déjà en retard), mais il avait vraiment envie de rencontrer cette fille. Son mail l’avait tout de suite intrigué. Enfin, presque tout de suite.

Pour être tout à fait honnête, il avait failli le manquer. C’était une de ses mauvaises périodes où, refusant de sortir, il végétait toute la journée dans sa planque du moment, négligeant de s’habiller et bâfrant façon monomaniaque compulsif. Cette fois-ci, c’était les corn-flake, il avait fait ses provisions il y a trois jours et n’avalait plus que ça, accompagnés bien entendu par des litres de lait. Ses journées s’écoulaient mollement, rythmé par le programme télé et les appels de ses frangins, jusqu’à ce qu’il jette un coup d’œil morne et désintéressé à sa boite mail, manquant de rater le message d’Alice Rigby. Finalement, c’était peut-être bien elle qui l’avait réveillé de sa torpeur déprimée et en ce bel après-midi, Ben Ashfield était redevenu tout à fait égal à lui-même, lunaire et enjoué.

Arrivant enfin à proximité du bar où ils avaient rendez-vous, presque une demi-heure plus tard qu’il n’aurait dû, le photographe pensa tout de même à prendre une seconde (une de plus) pour refréner son don empoisonné, s’attirant du même coup le regard étonné d’une vieille femme attendant le bus non loin de là. Comment avait-elle pu, jusque là, rater ce garçon bizarre avec son chapeau rose ?? Décontenancé, elle l’observa un instant remettre le chapeau en question de guingois mais le perdit de vue lorsqu’il poussa la porte du bar. Drôle d’apparition.

A l’intérieur, Ben ne s’affolait toujours pas. Ses yeux, cachés derrière le verre sombre de ses lunettes de soleil, firent le tour de la boutique et il s’arrêta un instant sur le bar avant de repérer la jeune fille solitaire qu’il rejoignit. Sans prendre la peine de demander confirmation de son identité, le jeune homme se tira une chaise et s’installa, glissant ensuite ses lunettes sur le bout de son nez pour pouvoir la regarder par dessus :

"Salut !"

Se sentant apparemment surveillé, il bascula la tête en arrière, réussissant à saisir du coin de l’œil le barman qui le fixait :

"La même chose qu’elle !"

Revenant à la jolie blonde courtement vêtue, le photographe la considéra un instant puis gloussa :

"On pourrait presque faire un duo chapeau melon et bottes de cuir."

Alice s'était améliorée concernant ses talents mutants. Elle jouait même avec. Combien de fois avait-elle demandé à James, son colocataire dealer de planquer un objet après qu'elle ait observé une scène. Après cela, elle rouvrait les yeux et commençait une comparaison des deux images qu'elle avait en tête, toujours en arrivant à deviner qu'elle était l'objet déplacé ou manquant. Si sa soeur l'avait vue, elle aurait très certainement apprécié de voir sa cadette se débrouiller avec autant de délectation dans le maniement de ses pouvoirs.

Mais désormais, Alice ne jouait plus vraiment. Elle savait que sa capacité hors du commun qui servait à manipuler et modifier la mémoire des gens pouvait avoir un revers de médaille assez peu avantageux pour elle. Il lui permettait certes de la sortir de situations déplorables mais quand ce situations revenaient en tête des gens qui en avaient après elle, ça avait tendance à mal se passer pour ses fesses. Aussi, même si elle parassait décontractée, toutes les situations étaient décodées par la jeune fille qui observait tout et n'oubliait rien.

Et quand cet homme à l'allure étrange fit un pas dans le bar, Alice sut que ce fut avec cet homme qu'elle parlerait, mais elle sut aussi qu'il ne lui était pas inconnu. La seule question était où ? Il mit quelques secondes à la repérer. Alice en profita alors pour le dévisager des pieds à la tête. Il avait un look banal. Jean, Tshirt et basket. N'importe qui s'habillait de la sorte de nos jours. En revanche, il était beaucoup moins banal de se ballader avec des lunettes et un chapeau rose. Oui, rose presque fluo. Il était gay ce type pour se ballader avec une telle tenue ? Alice en aurait presque avalé son coktail de travers...

Tout en gardant ses lunettes, il s'avança vers elle. Mais bordel, où avait-elle déjà croisé ce type ? Elle le fixa de son entrée dans le bar jusqu'au moment où il s'assis à la table. Durant ce court moment, Alice chercha à se remémorer où avait-elle bien pu croiser ce type pourtant pas commun ! Ou alors, il ressemblait vaguement à quelqu'un qu'elle connaissait ? Il posa son derrière sur la chaise en face d'elle et, d'un regard gris lancé par dessous ses lunettes, il la salua. La jeune fille lui sourit, tandis qu'elle fixait ces yeux. Oui, ces yeux gris. Elle les connaissait, elle en était certaine.

Alors, quand le jeune homme tourna la tête pour passer une rapide commande, elle ferma les yeux. Elle n'avait pas beaucoup de temps aussi, elle chercha à l'essentiel. Comme on refait un portrait robot, Alice tâcha de se souvenir de ce visage. Elle lui enleva le chapeau et les lunettes. Puis, elle retrouva enfin. Une situation peu favorable à la jeune fille.



Il l'avait stoppé net. Ils étaient plusieurs quand la bande avait été arrêtée par deux flics. 4 jeunes contre deux flics. Le but du moment ? Protéger l'herbe qu'ils venaient d'acheter. Alors quand la fouille commença et que le premier flic avait trouvé le premier sachet dans les poche d'un jeune homme, le second flic avait tourné la tête vers Alice. Ses yeux gris, il les avait posé dans ses yeux verts. Et il s'était exprimé avec fermeté.

"Mademoiselle, votre sac, s'il vous plaît."
"Quoi ? Ta mère t'a jamais donné d'herbes de Provence ?"

Puis, aidée par les autres, elle s'était tout simplement barrée. Partie en courant. C'était lâche peut être, mais il y avait un code entre jeune qui vous dictait quoi faire et à quel moment. Et là, c'était le moment où Alice s'était échappée. Et elle se souvenait de ce regard que lui avait adressé le policier alors qu'il tentait de retenir deux de ses amis. Ce regard, elle n'était pas prête de l'oublier...



Alice rouvrit les paupières. Elle retint la montagne de jurons qui se créaient lentement dans sa gorge. Et merde. Comment il avait pu la retrouver ? Et puis, c'était elle qui avait pris contact avec lui ? Un coup de pas de bol ou bien...? Le jeune homme se retourna vers elle. Elle se savait observée depuis les verres opaques des lunettes de soleil. Puis, un léger rire s'échappa de ses lèvres, justifié dans la seconde par une simple phrase.

"On pourrait presque faire un duo chapeau melon et bottes de cuir."
"Et dans deux secondes, c'est Docteur Jeckyl et Mr Hyde, c'est ça ?"

Elle ne devait pas céder à la panique. Elle ne devait garder son pouvoir qu'en ultime recours. Il était sur son territoire, tout flic qu'il soit. Et elle allait lui faire comprendre aussi vite que possible. Le barman apporta alors son verre au jeune homme. Alice tourna vivement la tête vers lui.

"Dis donc Francky, t'étais au courant que les poulets faisaient dans les canards boiteux accros au Gin maintenant ?"

L'homme considéra la jeune fille d'un oeil curieux, avant de le poser sur l'invité mystère. Puis, comme venant de comprendre ce que cette phrase voulait dire, il se retourna vers la jeune fille :

"Si vous avez un problème, ce n'est pas ici qu'il faut le régler. Tu le sais, Alice..."

Elle hocha la tête. Oui, elle le savait. Autant elle avait le droit de tout quand cela rendait l'image de la boutique assez bonne, autant elle avait des limites. Le barman tourna les talons et Alice reporta toute son attention sur le jeune homme qui se tenait face à elle.

"Alors... C'est quoi le programme ? On me passe les menottes, on m'emmène au poste et on me demande ce que j'ai fait de ma marchandise ? Ou bien j'ai quand même le droit de boire mon verre avant...? Non parce que, même si je ne paye pas, autant profiter d'un verre tout près..."

Prenant son coktail, Alice le finit d'une traite avant de reposer ses yeux verts sur un jeune homme à l'expression figée.

"Bon, et au passage, vous faites vraiment de la photo ? Ou c'était vraiment que pour me coincer ? Et Ben Ashfield ? Pseudonyme, je suppose ? Si vous voulez vraiment me passer les menottes, vous savez, on peut faire ça dans un endroit privé et je vous montrerai comment on peut vraiment s'en servir..."

Les yeux qui croisèrent les siens lorsqu’il se rassit convenablement avaient une lueur passablement étrange. Du moins, étrange même pour lui qui avait pourtant l’habitude, lorsqu’il désactivait son pouvoir, d’attirer des regards décontenancés. Mais la jeune femme lui semblait drôlement agressive pour quelqu’un avec qui il était censé avoir un simple rendez-vous de travail et inconsciemment, Ben adopta sa technique favorite en répondant à la pique par un sourire doux, prenant son air le plus inoffensif.

"Du coup, faut que je vous appelle Miss Hyde à partir de maintenant ?"

Tournant la tête pour suivre le regard de la jeune femme, cherchant surtout une explication à ce qui la contrariait autant, Ben aperçut le barman et poussa ses bras étalés sur la table pour laisser de la place à son verre. Comme sa maman l’avait bien élevé, il remercia poliment puis revint à la douce Alice, toujours aussi belliqueuse. Le court échange entre elle et le commerçant le laissa interdit, puis il se fendit d’un large sourire :

"C’est parce que j’ai copié votre boisson que vous faites la gueule ? Faut pas, c’est un hommage !"

La Terre appelle Benny, répondez… Sûr de son fait à présent, il leva son verre pour saluer la petite blonde, croyant sans doute arrangé les choses ainsi, mais elle le détrompa rapidement et surtout, le mit enfin sur la voie. Il était peut-être « légèrement » décalé (pour ne pas dire cinglé) mais pas complètement idiot et les allusions répétées aux flics touchèrent enfin un neurone au fonctionnement à peu près normal. Plus rapidement ensuite, les connexions se mirent en place et il ne lui fallut qu’une seconde pour passer de sa tête ébahie à un sourire plus moqueur alors qu’il se renversait en arrière. Le tableau aurait pu être plus convaincant, avec ses lunettes de frimeur, s’il n’avait pas eu un visage si expressif, permettant à Alice de suivre presque textuellement le chemin de ses pensées. Ceci dit, lorsqu’on avait pas toutes les informations, il était facile d’en tirer d’autres conclusions et sa surprise pouvait très bien être passée pour celle d’être d’un agent découvert trop tôt. Soyons franc : un Ben qui a l’occasion de s’enfoncer plonge forcément.

"Et bien... ça dépend de vous."

Il trouvait très amusant de jouer au Elie. Ce n’était pas la première fois et depuis que son frère lui avait interdit de faire l’imbécile au commissariat, ce qui n’était définitivement pas bon pour sa propre promotion, les occasions se faisaient rares. Il était loin le temps de l’école primaire ou les triplés pouvaient permuter leur place quotidiennement, rendant au passage leur entourage complètement fou. La posture était désinvolte et d'un doigt, Ben fit glisser ses lunettes pour observer la jeune femme par au dessus.

"Mais comme j'ai soif, allons-y pour le verre."

Sans se presser, le photographe but une gorgée, soutenant les yeux verts. C'était marrant d'être le méchant flic.

"Hmmm... Seulement quand il faut vous tirer le portrait pour le fichier. Mais j’vous rassure, j’fais en sorte que vous soyez toujours à votre avantage."

Il disserta un instant, le nez en l’air, sur une sombre histoire de souris et de chat, un piège sous couverture paraît-il tendu de longue date, peu crédible tant il avait l’air de lui-même découvrir ses élucubrations au fur et à mesure. Ben était capable de mentir comme il respirait, avec un aplomb parfois déconcertant. L’ennui, c’est qu’il était aussi capable de passer de déclarations très vraisemblables à des idioties sans nom, ponctuées de pauses savamment disposées le temps de dégoter de nouvelles idées, et pour lesquelles il trouvait en général l’inspiration dans de longues contemplations du plafond. Ce qui, pour le coup, mettait un sacré frein à sa crédibilité.

"Sans vouloir me vanter, je suis presque sûr que je maîtrise mieux que vous les 1001 utilisations de la paire de menottes moyenne. Conclut-il sur un sourire espiègle. Par contre, z’avez raison, faut pas oublier les affaires sérieuses. Où est planquée la came ?"

C’est que si elle avait des trucs intéressants, il ne disait pas non à une réquisition, histoire de pouvoir tester.